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Littérature et poésie

Maria Zambrano (via les diapositives de Marcello)

Maria Zambrano

Zambrano (1904-1991) avait 32 ans lors de la révolution d’Espagne en 1936.

Les deux guerres mondiales seraient considérées comme une seule et même guerre.

La crise boursière détermine le contexte social.

On préfère être sous la dictature d’un gentil tyran (comme un prince) qu’un régime sous lequel on ne se sent pas en sécurité. Les tyrans ne prennent pas le pouvoir par l’oppression (du peuple), mais en se faisant aimer par lui (cf. Machiavel).

Zambrano vit sa jeunesse tiraillée entre ces différentes tensions politiques, sociales et économiques. Elle fait partie du Groupe des 36, un rassemblement d’intellectuels qui ont vu la révolution de 1936 en Espagne.

L’anarchie peut être de gauche ou de droite, selon les idéologies (typiquement, l’anarchisme américain s’inscrit dans le capitalisme). Sous le franquisme, les communistes ont fait la guerre aux anarchistes.

Chez Zambrano, on entend un arrière-goût contre le politique, les anarcho-socialistes espagnols : les poètes pourraient gouverner. L’anarchisme est politiquement contradictoire, difficile à réaliser (l’anarchie au pouvoir? c’est une contradiction interne : pouvoirs au gouvernement contre liberté des individus).

Cette tension politique pleine de contradictions déchire Zambrano.

Poésie et pensée

(Lecture d’un extrait de Filosofía y poesía, 1940.)

Zambrano est habitée par ces contradictions. Elle présente 2 visions, 2 conceptions du monde qui, tantôt s’opposent, tantôt se complètent : la poésie et la philosophie.

Ces deux visions ont un point de départ commun : l’étonnement devant le monde. Il y a une réaction immédiate, première, originelle, qui est un sentiment de merveille qui naît de notre contemplation du monde dans sa complétude.

L’étonnement est le point de départ commun de tous (thaumazein). Émerveillement de l’enfant : curiosité, doute, stupeur, etc. L’étonnement est associé à une sensation positive (celle de la « merveille »). C’est aussi un sentiment associé à un besoin d’explication; un besoin de compréhension; un besoin d’aller au-delà de l’étonnement.

L’étonnement prend forme rapidement, chez Aristote, d’une philosophie systématique : il prend le monde dans sa totalité, comme une unité.

Réponse étonnante : devant notre étonnement vis-à-vis du monde, nous répondons en tentant un système; une classification, la mise ensemble de relations; nous en faisons un tableau (pour classer les choses).

Pour Zambrano, cette pensée systématique nous aveugle; cette théorisation, ce regard théorique, transforme notre rapport au monde; la pensée abstraite devient un système complètement détaché de la réalité.

La beauté d’une chose est due du fait de ce qu’elle n’est pas finie, pas complète. L’étonnement nous pousse à chercher plus loin.

La philosophie nous y arrache rapidement. La fin de l’étonnement arrive à la suite d’une violence. Elle fait référence à Platon, dont l’arrachement, violent, est un chemin pénible vers la vérité.

La philosophie est une extase qu’un déchirement fait échouer. Quelle est cette force qui la déchire? Pourquoi la violence, la hâte, la soif de détachement?

C’est une sorte d’« éjaculation précoce de la philosophie1 » : l’élan initial est tout de suite freiné, avorté, avec violence; il y a négation rationnelle de cette extase, d’où naît un déchirement de la philosophie. Derrière l’étonnement, on veut trouver quelque chose d’autre, quelque chose qui n’est pas là; un principe sous-jacent.

La base d’un système, c’est reporter la multiplicité dans une unité; mettre ensemble; résumer dans une unité. La multiplicité de l’étonnement doit être reportée à une seule unité.

Dans le Mythe de la caverne, cette unité est le soleil (métaphore pour la vérité, principe sous-jacent aux ombres); le travail d’arrachement pour nous mener vers cette unité est pénible, voire violent.

On a deux types de personnes : les poètes et les philosophes.

Dans la caverne, des individus s’étonnent des images projetées sur les murs; certains se font violence pour se libérer de leurs chaînes et pour tenter de découvrir ce qui n’est pas là, ce que la caverne ne donne pas à voir. D’autres préfèrent rester assis, sans douleur, dans la caverne. Ils assistent à une multiplicité, mais cette fois-ci immédiate; du coup, elle aussi a une unité; mais cette unité n’a pas besoin d’être cherchée ou extraite, elle est directement là, sans qu’on ait besoin de la chercher : c’est l’étonnement, pur et simple.

Il y a une poésie qui s’impose immédiatement.

Le poète ne renonçait pas, il cherchait à peine, parce qu’il possédait.

Le poète ne cherche pas le monde, puisqu’il l’a déjà en lui, il prend ce qu’il y a devant lui : ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il touche.

Le poète ne cherche pas; le poète n’a pas le problème de non-contradiction. Le philosophe ne peut traverser cette barrière, car cela signifierait l’effondrement du langage philosophique.

Principe de non-contradiction, énoncé en logique :

¬(a ∧ ¬a)

Ex falso quodlibet : « d’une contradiction, on peut déduire ce qu’on veut », en d’autres mots, n’importe quoi :

a ∧ ¬a → B (n'importe quoi)

S’il y a contradiction dans un système, alors ce système s’effondre.

Le poète n’a pas ce problème, il ne se limite pas au discours philosophique restreint par des normes de cohérence.

C’est un peu le principe de la fiction, non?

Dans un monde fictif, tout est possible! Un système s’effondre, mais sa destitution ouvre la voie à toutes les possibilités.

… il possédait ce qu’il regardait et écoutait, ce qu’il touchait, mais aussi ce qui apparaissait dans ses rêves et ses propres visions intérieures à tel point mêlées aux autres, à celles qui erraient au dehors, qu’ensemble elles formaient un monde ouvert où tout était possible. Les limites s’altéraient à tel point qu’il finissait par ne plus y en avoir. Les limites de ce que découvre la philosophie, par contre, se précisent et se distinguent de telle sorte qu’un monde s’est finalement formé avec son ordre et sa perspective propre, où existe à présent le principe et ce qui a un principe; la forme et ce qui est au-dessous d’elle.

Principe : archè en grec. Le principe est aussi synonyme de pouvoir (monarchie, anarchie). Le philosophe est monarchiste : il a besoin d’un principe; le poète est anarchiste : il n’a pas besoin de principe.

Pour la philosophie, la multiplicité du monde n’est que la conséquence d’un principe, et uniquement de ce qui a un principe… Sauf que, sans principes, toute la philosophie s’effondre (et, en effet, elle ne repose sur rien).

Le chemin de la philosophie est ce qui est de plus clair, le plus sur; la Philosophie a vaincu dans la connaissance car elle a conquis quelque chose de ferme, quelque chose de si vrai, compact et indépendant qu’il est absolu, qu’il ne se fonde sur rien et que tout vient s’y fonder. La difficulté du chemin et le renoncement ascétique ont été largement compensés.

Les philosophes n’ont jamais dirigé de république! fait remarquer (non sans humour) Zambrano.

Faust – Georg Friedrich Kersting \[Public domain\]

Exemple de Faust, qui court après la connaissance : c’est la métaphore capitaliste (tout fonctionne en flux; la monnaie n’a de valeur que dans ce flux, lorsqu’elle est échangée; trésorisée, elle n’a aucune valeur).

L’ambiguïté de Platon

Pour Platon, celui qui semblait être né pour la poésie a choisi la philosophie.

Le poète papillonne : tout l’étonne, et il n’a pas besoin de tout mettre ensemble, de tout rassembler; il se laisse porter par toutes les choses, il se laisse porter par la multiplicité. Il ne se fait pas violence pour se sortir de la multiplicité hétérogène. Est-ce que l’unité ne l’intéresse pas, par paresse?

Le problème de l’hétérogénéité : penser la multiplicité fait violence à la pensée rationnelle.

Qui donc possède l’unité possède tout.

Il faudrait échapper aux apparences pour arriver à l’unité (découvrir ce qui se cache derrière la multiplicité, ce principe sous-jacent, le soleil de toutes les ombres). Le poète reste attaché aux apparences.

Multiplicité et unité

L’unité du poète est multiple pour le philosophe (elle n’est donc rigoureusement pas unité). L’unité du poète est souple. La multiplicité est dédaignée par les philosophes, car elle est habitée par la contradiction.

La parole sort de la multiplicité : elle sort, puis elle disparaît, s’estompe. Elle fait unité, mais le temps d’un instant.

La question politique

Il y a des contradictions de fond dans la politique; les philosophes ne pourraient composer avec elles.

les philosophes n’ont encore gouverné aucune république

Un système philosophique ne peut être un système politique, car il évacue la multiplicité et les contradictions. Pourtant, la société est faite de contradictions et de multiplicités; c’est pourquoi nous avons besoin de poètes dans l’espace public!

Les deux approches demeurent complémentaires : philosophie et poésie s’excluent, d’une certaine manière, selon Zambrano; mais elles sont toutes les deux nécessaires.

On ne doit pas parler de philosophie et de poésie (les deux approches sont incompatibles), mais de philosophie OU de poésie; et pourtant, les deux sont nécessaires.

Le logos revient à la multiplicité de la vie. La poésie est un modèle alternatif pour penser le monde, dans sa multiplicité, parallèlement à la philosophie.

Martha Nussbaum

Martha Nussbaum (via les diapositives de Marcello)

Née en 1947. Professeure à l’Université de Chicago, spécialiste de philosophie ancienne.

Une philosophe dans l’institution (dans un monde d’hommes…).

Amour et connaissance

Poésie et philosophie doivent aller ensemble.

Par ailleurs, l’essai fait ce qu’il raconte, de manière performative : comment fait-on pour connaître? Nussbaum présente un dispositif paradoxal : apprendre à tomber. Tomber est une action hors de contrôle, et pourtant il faut apprendre à maîtriser cette chute. Ce processus d’apprentissage est à la fois intellectuel et au-delà de l’intellectuel.

La perte de contrôle peut être apprise : c’est le rapport que fait Nussbaum entre philosophie et littérature. Si la philosophie est du côté du contrôle et que la littérature est du côté de la perte de contrôle, alors on peut avoir un dialogue intéressant; voilà le jeu que Nussbaum nous propose.

Proust perd Albertine; il fait ainsi la connaissance de l’amour. Question de Proust : comment connaître l’amour? Réponse : en le vivant!

Platon s’intéressait beaucoup à l’amour (contrairement à quelques philosophes suspects, comme Heidegger2…)

L’amour comme processus tourné vers l’extérieur, extérieur à soi.

Question du philosophe : comment fait-on pour connaître l’amour?

Proust nous présente la situation où nous ne pouvons connaître l’amour que par une expérience qui n’est pas rationnelle. Par conséquent, il n’est pas possible de connaître l’amour froidement. En philosophie cependant, la connaissance doit être une chose froide.

2 modèles opposés de compréhension :

La perte d’Albertine plonge le narrateur au cœur de son objet d’étude, suscite en lui une sensation.

Intellectualisme

Le sens par excellence pour Aristote était la vue : c’est un sens qui n’implique pas une réciprocité et qui permet une mise à distance : on peut voir sans être vu, ou voir à distance.

L’approche intellectualiste est à l’origine du mode de savoir prédominant à l’université (éthique fondamentale en recherche) : on ne peut étudier quelque chose qui nous touche, qui nous concerne (par exemple : sur un proche, un(e) conjoint(e), etc.).

Les émotions dérangent le savoir : il faut de la distance, de la non-implication – mais est-ce possible?

C’est un principe bien connu en physique quantique : l’observation modifie le processus; il n’est pas possible de connaître (mesurer) de manière totalement objective, sans aucune implication.

Le savoir cataleptique

Le savoir cataleptique implique un savoir immédiat, sans qu’on ait besoin de réflexion ou de médiation. Elle se donne immédiatement à nous.

Origine : katalambanein, « saisir ». On saisit d’un coup, plongé dans l’expérience. On sait tout de suite, immédiatement, une chose dont on a la certitude immédiate; « c’est comme ça »; c’est une sorte d’illumination.

La compréhension immédiate vient des stoïciens.

Dans le récit de Proust, le narrateur sait immédiatement, clairement et distinctement, que la connaissance, très forte, est certaine. On la saisit d’un coup, par les sentiments, et notamment par la douleur (la souffrance, le deuil). La douleur de la mort nous aveugle au départ; mais c’est justement par la douleur qu’on voit clair (on ressent très clairement le sentiment).

Néanmoins, ce mode d’appréhension pose un épineux problème épistémologique : comment s’assurer de la scientificité de ce savoir immédiat, afin d’éviter de tomber dans un solipsisme?

Car on n’arrive pas à relier le sentiment qui provient de l’intérieur à un sentiment de l’extérieur – il n’y a aucune manière de lier ces éléments objectivement (problème du solipsisme).

Apprendre à tomber

C’est par le phénomène commun à tous – tomber, voir tomber et apprendre à tomber – que nous arrivons à nous entendre.

La littérature

La narration est nécessaire.

Pourquoi fait-on de la philosophie, si la littérature permet de tout dire? La littérature toute seule ne suffit pas : il faut la philosophie pour lui venir en aide grâce à une certaine rationalité.

C’est le partage de l’expérience entre la littérature et la philosophie pour arriver à une connaissance véritablement objective.

Nussbaum nous a offert une « analyse philosophique sur la littérature ».

Notes


  1. L’expression, bien sentie, est bien sûr de Marcello. ↩︎

  2. Marcello, qui témoigne d’un grand intérêt pour l’amour, trouve le fait de ne pas en traiter – voire ne pas faire mention du tout! – suspect. ↩︎