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Voltaire

Voltaire – Moreau le Jeune \[Public domain\]

Voltaire termine Candide avec cette phrase :

Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin

Il faut revenir aux choses fondamentales, aux choses de la vie réelle.

Contexte

Écriture de Candide en 1759, en fin de vie (à 65 ans; il meurt en 1778, à 83 ans).

Le mal ne semble pas trouver de justification possible : le mal apparaît sans raison, gratuitement. Certains « maux » sont en quelque sorte justifiables (on en tire un bénéfice), mais d’autres, comme un tremblement de terre1, frappent tous sans raison.

Voltaire fait partie d’une époque qui prône la domination de la raison; tout doit pouvoir être rationalisé, trouver son explication dans une cause, à l’aide de la raison. On ne tient rien pour acquis, il faut que la raison puisse l’appuyer.

Voltaire s’inscrit dans l’idée du progrès, dans l’optique progressiste (on croit au progrès, à la croissance vers un certain objectif). Ce progrès est très attaché à l’idée d’une croissance morale : on recherche le Bien. La raison s’améliore et on s’approche d’un objectif de perfection; cette idée plaît beaucoup à la raison.

Problème : le mal existe et persiste. Comment aborder ce problème à travers la lunette de la raison?

Le problème du mal

Le mal s’empire à l’époque de Voltaire; il semble n’avoir jamais été aussi présent.

Théodicée : theos, dike : « justice de Dieu »; une défense de l’existence de Dieu.

D’un point de vue formel, les conditions du raisonnement autour du mal sont :

Logiquement, si Dieu est infiniment bon et qu’il peut tout, alors il ne devrait y avoir que du bien. Dès lors, comment le mal peut-il exister?

Cela signifierait qu’on n’est pas tout à fait bon, ou alors pas tout à fait puissant pour éviter le mal : c’est un paradoxe (ce qui va au-delà de la doxa).

Comment fait-on pour résoudre ce paradoxe? Les théodicées tentent de remédier à cette situation qui semble irrationnelle (car paradoxale). La seule solution, d’un point de vue rationnel, c’est qu’il y aurait une erreur au niveau du raisonnement.

Les prémisses sont nécessairement (logiquement) vraies (Dieu est bon et Dieu peut tout).

Peut-être qu’on n’a pas assez explicité les conditions. Peut-être que la relation logique qui lie les termes est incorrecte?
(Par exemple : Dieu est bon OU Dieu est omnipuissant).

L’objectif de la théodicée est de résoudre le paradoxe; le paradoxe est un problème, une erreur; on ne devrait pas arriver à cette conclusion.

Division entre immanence et transcendance :

Dans le Cogito, Descartes évoque l’idée de l’infini comme preuve de l’existence de Dieu, car cette idée dépasse ce que la raison est capable de se représenter; on n’arrive pas à saisir l’idée de l’infini, elle excède notre capacité à la circonscrire. Et si on a l’idée du concept de l’infini, mais qu’on est incapable de la saisir, c’est que quelqu’un, quelque chose l’a semé en nous (Dieu).

Bref, notre raison est limitée (réponse typique du XVe, XVIe siècle); on n’arrivera pas, par notre raison immanente, à comprendre un phénomène transcendant (le mal).

Néanmoins, cette conclusion ne plaît pas à Voltaire, pour qui l’insuffisance de la raison n’est pas une solution satisfaisante. On attribue la faculté de la raison à Dieu : Dieu aurait fait « l’homme à son image » et aurait lui aurait donné la raison, qui a permis à l’homme de comprendre, justement, l’existence de Dieu. Mais pourquoi Dieu nous aurait-il pourvus d’une rationalité imparfaite?

Il y a une impossibilité théorique du mal.

Le philosophe manichéen dans Candide croit à l’existence d’une dualité entre le Bien et le Mal. La religion chrétienne nie l’unicité de Dieu (attachée seulement au bien). Le manichéisme est une hérésie.

La dualité originaire – le bien et le mal pré-existent à tout le reste – pose problème.

Leibniz

Leibniz - Ad Meskens \[CC BY-SA 3.0\]

La théodicée est destinée aux lecteurs de salons et pose la question suivante : comment expliquer l’existence du mal à l’aide de la raison?

La théorie des mondes possibles

La théorie a un impact immédiat sur l’histoire de la pensée. Le schéma proposé est la théorie des mondes possibles. Cette théorie est reprise partout dans le monde, dans toutes les disciplines, et notamment dans la logique (logique modale).

La logique modale est une logique de deuxième ordre : elle ajoute des opérations sur la logique de premier ordre, lui permet une extension. Leibniz ajoute des opérateur de possibilité ou de nécessité.

Il est possible qu’il pleuve

ou

Il est nécessaire qu’il pleuve

Les nouveaux opérateurs logiques signifient qu’il y a une multiplicité d’états.

Dans le cas de la possibilité, il y a toujours deux mondes : un monde où la proposition est vraie et un autre ou la proposition est fausse.

P(a) → a1 ∨ ¬a2

Cette disjonction devrait être exclusive.

Il pleut dans le monde 1 et il ne pleut pas dans le monde 2.

Dans le cas de la nécessité, la proposition est vraie dans tous les mondes.

N(a) →  a1 ∧ a2

Il pleut nécessairement dans tous les mondes.

Impossible : nécessaire que non (dans tous les mondes).

N(¬a) → ¬a1 ∧ ¬a2 

Il est impossible qu’il pleuve; il ne pleut ni dans le monde 1 ni dans le monde 2.

Le possible, le nécessaire et l’impossible sont de simples notions de cohérence logique entre les propositions.

Par exemple : il y a eu un monde où il y a eu un tremblement de terre à Lisbonne en 1755 et il y a un monde dans lequel il n’y a pas eu de tremblement de terre à Lisbonne en 1755.

Le système de Leibniz ne juge pas de quels mondes sont possibles. Il n’y a rien qui empêche l’humanité de calculer les mondes possibles (il faudrait beaucoup d’information, de temps et de ressources computationnelles); cela est compatible avec la raison. À l’époque de Leibniz, l’entité capable de faire ces calculs est Dieu. Les humains et Dieu partagent la même rationalité; l’humain dispose simplement de limitations contingentes (un petit corps, un nombre limité d’informations, etc.)

Dieu est omniscient, il a une très grande force de calcul, il peut calculer tous les mondes. Dieu est un grand calculateur super-puissant.

L’infini est irrationnel. L’infini pose un problème majeur (exemple du script informatique qui tourne à l’infini).

En javascript, une boucle peut ressembler à ceci :

var i = 0;
while (true) {
  i++;
  console.log(i);
}

Le principe de la raison

Puisque Dieu est infiniment bon, pourquoi choisit-il un monde? Il choisit celui où il y a le plus de bien. Mais ce monde est très complexe : il découle d’un très grand ensemble de propositions. Il y a beaucoup de choses « mal » qui arrivent, mais elles découlent d’enchaînements logiques (ce sont des maux « nécessaires »).

Le principe de raison (ou principe de raison suffisante) répond à la question pourquoi une chose est et une autre n’est pas : pourquoi un monde se réalise et les autres ne se réalisent pas.

Il était possible que je devienne Pape, et pourtant je ne le suis pas devenu.
Qu’est-ce qui détermine la relation du réel, le passage au réel?
(Pour qu’une chose arrive et qu’une autre n’arrive pas.)

Question classique : pourquoi l’être et non le néant?

Justification : la raison.

L’expression « le meilleur des mondes possibles » n’a jamais été employée par Leibniz; c’est une vulgarisation, une simplification.

L’Optimisme

Optimisme : néologisme inventé par Voltaire, de l’optimum.

Parodie qu’on a faite de Leibniz : « tout est bien dans le meilleur des mondes ».

Problème : on justifie tout à partir de la pensée rationnelle (d’où la parodie).

L’encyclopédie du mal

Les personnages sont complètement invraisemblables. Ce sont des personnages « cartoonesques », qui par exemple ressuscitent plus facilement qu’ils meurent (très comiques).

On veut montrer, via l’optimisme obtus des personnages, l’absurdité de cette attitude.

L’optimisme débordant de Candide le rend tout à fait crétin.

Partout dans l’ouvrage, on retrouve des exemples de manifestations du mal qui arrivent sans aucune raison.

L’absurde

L’histoire est caractérisée par un enchaînement absurde d’événements violents et malheureux, si bien que le mal devient banal. On ne peut que l’accepter : le mal est partout, les hommes sont horribles, ils feront toujours les choses les plus horribles sans aucune raison. Cette omniprésence du mal n’a aucun sens.

Personne ne peut accepter rationnellement la souffrance; le principe logique de Leibniz ne fonctionne pas dans la vraie vie (on est dans le « meilleur des mondes possibles », interprétation caricaturale de la logique de Leibniz).

Les personnages n’ont aucune vision d’ensemble, ils ne voient que leur souffrance individuelle.

Rationalité et irrationalité

Il y a incompatibilité entre la rationalité et la vie.

Voltaire est un rationaliste. C’est un déiste2, contre la religion chrétienne; la religion doit gagner; la raison est un instrument d’émancipation; il est porteur des valeurs des Lumières.

Comment justifier l’irrationnel?

C’est l’exemple d’un philosophe qui n’arrive pas à sortir de sa raison.

On ne peut pas rigoureusement écrire un traité sur le mal – ou alors, on dit n’importe quoi. D’où le roman philosophique : avec la littérature, on n’est pas tenu de respecter le principe de non-contradiction.

Francesco Orlando et la formation de compromis

Francesco Orlando étudiait les textes avec une approche structuraliste. Il cherche la cohérence interne du texte. (Exemple d’approche : « textanalyse », ou la psychanalyse du texte.)

Orlando était marxiste : il cherchait le rapport concret des artéfacts avec la vie humaine. Il était intéressé par le rapport de la littérature avec les choses réelles, comment elle s’inscrit dans la réalité (car toute chose est d’abord et avant tout réelle).

Orlando est d’accord avec Proust pour étudier le texte de manière structuraliste, complètement dissociée de la figure de l’auteur (un auteur peut être génial pour ce qu’il écrit, mais on peut le détester pour sa personne).

Quelles sont les règles conscientes qui régissent les règles du formel?

L’inconscient chez Freud

L’impératif rationnel : façon logique, formelle pour interpréter les refoulés (on efface quelque chose qui nous dérange, ce qui est irrationnel). Il y a un interdit sur quelque chose (par exemple, on ne « peut pas » coucher avec sa mère; si on en fait le rêve, on refoule cette pensée – c’est le cas spécifique du complexe d’Œdipe).

L’impératif rationnel nous empêche de dire la chose convenue et ce qui nous apparaît en fantasme. Pendant le rêve, cet impératif se lève.

Orlando faisait beaucoup d’études littéraires comparées. Par exemple, il a analysé les listes d’objets désuets au XIXe. Ce siècle est caractérisé par une fonctionnalité extrême, avec l’arrivée de l’industrie, d’où l’impératif fonctionnel.

L’impératif fonctionnel n’est qu’une transposition de l’impératif rationnel : tout doit fonctionner, tout doit marcher. Ce qui ne fonctionne pas, ce qui est inutile, doit être évité.

Ainsi, les objets inutiles comme les bibelots, les traîneries, abondent dans les romans de cette époque, comme symptôme du refoulement.

La littérature devient le lieu où on viole l’impératif rationnel et donne lieu à une explosion de l’irrationalité.

La figure rhétorique de l’ironie fait justement cela : on dit une chose pour dire le contraire (violation du principe de non-contradiction), car on ne pourrait pas, selon l’impératif rationnel, nommer l’interdit (l’interdit étant ce qu’il n’est pas permis de dire dans la vie consciente).

On vit dans le « meilleur des mondes possibles », mais ironiquement : on s’accorde avec le principe de l’impératif rationnel (en disant ce que l’impératif rationnel nous impose), mais en voulant exprimer l’absurdité (ce n’est pas vraiment le meilleur des mondes possibles).

La littérature est le lieu privilégié pour passer la clôture de la rationalité; c’est beaucoup plus aisé de le faire en littérature qu’en philosophie.

La théorie des mondes possibles est une tentative de dialoguer avec l’irrationnel.

Notes


  1. Note biographique : tremblement de terre de Lisbonne en 1755. ↩︎

  2. Déisme : croyance de ceux qui admettent l’existence d’une divinité, tout en rejetant dogmes et religions. ↩︎