Séance 3 : Un théâtre civique et populaire
La trilogie de Figaro ou le roman de la famille Almaviva
Le barbier de Séville : d’abord un opéra-comique, refusé par Comédiens-Italiens. Comédie en 1773, censure. Premières représentations en 1775. Échec, puis succès après réécriture (acceptée, autorisée par Louis XIV, moyennant des corrections). Transformée en comédie en 5 actes.
D’abord échec retentissant. Il se passe trop de choses, la pièce est trop longue. Beaumarchais réécrit la pièce en trois jours. Réécrit le cinquième acte en 3 jours (d’après l’histoire) et met en prose. Devient un succès majeur au XVIIIe siècle, Beaumarchais est fâché de ne pas faire assez d’argent (problème du droit d’auteur).
Satire de la noblesse. Renouvelle le rapport entre les personnages.
Changements par rapport à Diderot (prend ses distances) :
- Récupère le ridicule (que Diderot voulait délaisser). Le bourgeois et le compte sont ridicules. Les castes supérieures sont tournées au ridicule.
- Retour du valet : met en scène un valet génial. Longue tradition du valet fourbe, vif d’esprit et manipulateur (Les fourberies de Scapin ; Goldoni ; etc.) Figaro est le produit de cette évolution. Figaro est amoureux, mais amoureux moins fourbe (plus nuancé). Valet qui fait preuve de plus d’intelligence que tout le monde, Diderot ne l’aurait jamais accepté.
Le mariage de Figaro
La pièce est un scandale fructueux. La pièce prône des renversements politiques de l’époque.
Lecture politique :
C’est détestable ; cela ne sera jamais joué. Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconscience dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement.
Destruction du couple. On n’est pas seulement en face d’un valet qui se joue de tout le monde ; valet en opposition, en combat contre son maître (combat qui est remporté par le valet).
Pendant les trois années où sa pièce est censurée, Beaumarchais fait lire le plus possible sa pièce dans les salons privés, en parle, met en valeur toutes les approbations autres que celles accordées à sa pièce.
Suite du Barbier de Séville ; tout le monde l’attend avec impatience. 6 censures, accord en 1784. Succès : 67 représentations en 8 mois (1784). L’attente en aura valu la peine.
Emprisonnement pour avoir traité les opposants à sa pièce de «lions et de tigres».
La mère coupable
La trilogie se conclue en 1792 avec La mère coupable. Changement de ton drastique : drame sérieux en 5 actes (et non plus comédie). Se rapproche plutôt du drame bourgeois. Intrigue entre le fils de la Comtesse et la pupille du Comte. Boucle la boucle entre les relations entre les personnages et les mariages.
La préface de Figaro
Permet de témoigner du rôle et de la posture de Beaumarchais. Orienter vers interprétation précise de l’œuvre. Beaumarchais crée des attentes. Préface écrite après coup permet de rendre compte de la réception de l’œuvre.
Sentiment d’urgence dès le premier acte. Beaumarchais n’a absolument pas de temps à perdre. Impression d’avoir fait le tour de la question («J’ai fini» à la fin de la préface).
Pièce écrite pour plaire au public, où le public était derrière lui ; s’appuie sur l’accord du public face à son œuvre (Le barbier de Séville) pour écrire Le Mariage de Figaro.
La préface sert à défendre la moralité de la pièce, s’attaque à la moralité de la pièce. Chaque rôle a un rôle moral ; Beaumarchais le défend et le détaille dans la préface. Va même jusqu’à reconnaître l’usage d’une rhétorique. Pas d’immoralité pour Beaumarchais dans la pièce, la représentation des personnages.
L’auteur doit prendre position, doit faire changer les choses. Posture d’auteur (p. 45-46)
Expérimentation sur les personnages dramatiques.
Beaucoup de recommandations didascaliques à la fin de la préface. Indications très détaillées sur l’accoutrement, l’attitude des personnages.
Au-delà des enjeux d’esthétique, expression du théâtre. Genre qui est censé être posé ; Beaumarchais transgresse les lois du genre.
Longue préface (ne tient pas seulement en quelques pages). Grande inventivité langagière. Transforme texte en objet de lecture autonome. Beaucoup de rebondissements. La plupart des préfaces défendent la qualité d’un texte ; dans celle du Mariage de Figaro, élévation du niveau de langage.
Étude de l’œuvre
Une oeuvre foisonante
Parle de beaucoup de choses, ne s’arrête pas à quelques intrigues bien précises. Ne respecte pas les trois unités. Folle journée, journée dans laquelle il se passe beaucoup de choses. Unité d’action difficilement réductible (on ne peut expliquer brièvement la pièce en raison des détails).
Transgression de l’unité de lieu. Un seul lieu : château (mais un château énorme, avec beaucoup de pièces). Descriptions massives des salles.
3 générations de personnages se croisent. Personnages plus âgés ont déjà une intrigue avec Le barbier de Séville. L’opposition se passe entre gens de même génération. Le croisement des générations permet de complexifier l’intrigue.
Le comte courtise Suzanne, et pourrait courtiser d’autres femmes (Fanchette). Chérubin est d’abord amoureux de la comtesse, mais ne dédaigne pas non plus Suzanne. Trois fois rivaux sur trois plans différents.
Le personnage de Chérubin est nouveau en lui-même : adolescent qui s’éveille à l’amour, a l’envie d’agir sur ses sentiments. Beaumarchais reste en-dessous de affirmations clairement énoncées. Chérubin est le comte en plus jeune, un libertin en puissance.
La pièce a une durée exceptionnelle pour une pièce qui n’est pas un drame ou une comédie (plus de deux heures). Nombre énorme de scènes (292).
Organisation de l’œuvre : actes séparés en mouvements. Chaque mouvement rassemble les scènes en fonction d’une donnée dominante (personnage, action, jeu scénique).
Enchaînements de séquences qui mettent l’accent sur l’un des traits du personnage. Fréquence de la fascination pour le trait d’esprit reporte la poursuite du dialogue. Enchaînement : trait d’esprit, commentaire sur le trait d’esprit, dialogue. Phrases drôles qui ne font pas progresser la pièce ; commentaires inutiles. Participe à l’efficacité comique, mais contribue au retard de l’intrigue.
Le mariage est l’enjeu principal de la pièce. N’est pas limité au lieu domestique. S’agit d’abord du mariage de Figaro. Le mariage à venir représente la conclusion du spectacle (arriverait normalement au cinquième acte). On finit sur l’annonce du mariage, mais sans le représenter (après la pièce). Le mariage n’est plus une conclusion : on poursuit la pièce après l’annonce du mariage, ce qui permet de creuser les personnages, de leur donner plus de profondeur. Élargissement de perspectives de la comédie.
Beaumarchais emprunte cette perspective au roman. L’après-mariage est un sujet traité dans les romans.
Roman : La nouvelle Héloïse (1760). Le mariage arrive au milieu du récit. Madame Bovarie : malheureuse de son mariage.
Le mariage : renouvellement et évitements
Traitement du mariage, exploration littéraire.
Le mariage concerne tous les personnages. Différentes modalités du mariage :
- Mariage en suspens (Bartholo et Marceline). Devrait se faire, mais n’arrive jamais.
- Mariage dans l’absence (Chérubin et la Comtesse). Préparation à l’amour, mais n’arrive jamais.
- Mariage en tant que projet (Figaro et Suzanne). Le mariage en train de se faire, en train de se réaliser dans la vie concrète des personnages. Les deux personnages sont dans un état transitoire (Figaro dit qu’il est «marié à demi»). Cérémonie civile au IVe acte, mais pas encore mariés. Seule célébration que l’on peut représenter sur scène. Permet à Beaumarchais de poursuivre cet entre-deux pendant un acte et demi. Ne sont pas encore dans le mariage en péril, mais connaissent les difficultés qui peuvent survenir. Figaro ne connaît pas encore les plaisirs du mariage qu’il en est frustré. Jeu de travestissement où Figaro feint d’être trompé par Suzanne déguisée en comtesse pour lui faire sentir les mêmes sentiments (vengeance). Permet en même temps d’exprimer une attirance réelle sans les conséquences, car peut prétendre que ce n’était qu’un jeu.
- Mariage en péril (le Comte et la Comtesse). Après-mariage : le Comte n’éprouve plus d’attirance. Le Comte est jaloux de Chérubin, rival auquel on n’accorde pas trop d’importance car jeune adolescent. Crise non résolue à la fin de la pièce. Ne sont ni dans le mariage, ni en-dehors : jalousie, envie, mais en même temps ne veulent pas sortir du mariage. Subissent l’aspect presque exclusivement négatif du mariage.
Le mariage est toujours en train de se dérober. Danger qui guette le mariage : un nouveau mariage.
Dénouement ambigu, vaudeville final pose problème : manque de subversion carnavalesque à la fin. L’établissement n’est qu’apparent : le désordre intime demeure entier. Comme si l’action ne pouvait aboutir qu’après le vaudeville final. Le vaudeville est presque toujours coupé. La subversion n’est pas ce qu’on attendrait d’elle à la fin de la pièce.
Le mariage est présenté négativement ; cependant, Beaumarchais opère (un peu à la manière de Marivaux) en traitant via une dramaturgie du désir. Caractère libertin de l’amour.
La pièce Le Mariage de Figaro est aussi célèbre car fait des remises en question.
Une pièce qui questionne
Long monologue de Figaro au cinquième acte (scène III), très connu. Jalousie, attaques envers le Comte, autobiographie (abus des grands/censure), questionnements finaux. Caractère autobiographique, puis questionnements identitaires.
Monologue dynamique avec mouvements qui suggèrent changement de ton (propos). Susciter l’attention du spectateur.
Critiques sociales du monologue. Critique importante de la censure (reprend la critique dans la préface), mise en abîme de la propre situation de Beaumarchais. Beaumarchais s’oppose à la censure. De toutes les critiques présentes dans le monologue, celle de la censure est la seule dont on peut être absolument certain qu’elle reflète la pensée de l’auteur.
La fin du monologue donne lieu à une complexification, au développement de la personnalité de Figaro. Forme qui évoque celle du drame romantique. Statut particulier de Figaro en tant que valet, car dépasse la condition de valet. Succession d’activités professionnelles (longue biographie) qui en fait un personnage au parcours complexe.
Le combat individuel de Figaro devient le symbole d’une classe de la société opprimée par le régime politique.
Le plaidoyer de Marcelline
Le plaidoyer de Marceline (acte III, scène XVI) : prône l’égalité homme-femme, omniprésente chez Beaumarchais où les femmes sont traitées également (personnages aussi complexes que les hommes, contrairement à la tradition qui en fait des personnages typés, sans grande profondeur). Les femmes se réunissent pour leur condition. Suzanne mène la situation en cachette avec une vivacité d’esprit qui n’a rien à envier à celle de Figaro.
Parodie des scènes de reconnaissances tragiques («Ah ! C’était toi !»).
La revendication de Marceline est bien réelle. Elle doit cesser d’être ridicule et donner, avec son plaidoyer, un consistance à son personnage. Permet de renverser les accusations au tribunal : les accusateurs deviennent les accusés.
Revendication féministe assez importante pour l’époque : fardeau de l’union hors-mariage trop grand pour les femmes. Passage qui n’est pas joué à l’époque car revendication trop à contre-courant sur le plan des rapports des sexes (même aujourd’hui, les metteurs en scène hésitent à la jouer, car coupe le déroulement comique).
Beaumarchais et la Révolution
Beaumarchais n’est pas en train de critiquer en bloc tous les hommes de la classe sociale supérieure.
Pour Bonaparte :
«Le mariage de Figaro, c’est déjà la Révolution en action.»
Il faut résister à la tentation de l’anachronisme : il n’y a pas a priori de relation entre la Révolution et les débuts de Beaumarchais au théâtre. Beaumarchais n’était pas en train de préparer la Révolution en 1778. Au mieux, la pièce représente un état d’esprit de l’auteur. Pas de lien direct de cause à effet, mais symptômes/signes d’une société en train de changer. Se révolter contre l’ordre établi.
Le génie de Beaumarchais consiste à concentrer les enjeux dans une fiction de l’époque. Il y aura toujours une fonction sociale qui déplaira à l’élite.
Questions de mise en scène
Richesse de scénographie
Recherche scénographique : espace scénique multiple : le «troisième lieu» (selon Jacques Scherer). Sur scène ; hors-scène (coulisses) ; deuxième lieu qui devient un lieu scénique (pour se «cacher»). Espace dans la fiction, mais qui n’est ni la scène, ni la coulisse, et qui permet de ne pas être vu des autres personnages. Lieu inconfortable, instable : le personnage ne peut y rester longtemps (ex. le fauteuil dans les scènes 7-9).
Choix de mise en scène
Mise en scène de Christophe Rauck : comédie intemporelle.
Théorie du revivre : manière pour le comédie de revivre le vécu du personnage scéniquement en pigeant.
Beaumarchais affirme intellectuel plutôt que projet politique (relégué en filigrane).
Extrait de la scène du procès : séparation scène/salle rompue. Figaro reste presque tout le temps du côté du public ; côté du peuple, populaire. Dans cette représentation, les comédiens font les entrées et sorties par la salle (plutôt que par la scène).
Adaptations
Opéra de Mozart (1786) : Le nozze di Figaro L’opéra évacue tout le style de Beaumarchais ainsi que tout dimension politique ; la pièce est dénaturée par l’opéra. Le monologue de Figaro (chargé de critiques envers la noblesse et d’un message politique) est remplacé par un monologue sur le calvaire.
Mise en scène de Peter Sellars en 1989, qui tend à choquer. Sellers actualise les pièces (ne fait jamais de mise en scène d’époque) : décor typiquement new-yorkais. Rapprocher les grands personnages du public, qui n’est pas familier avec l’opéra. Image très claires et frappantes pour transmettre le message.
Le personnage de Chérubin y est érotisé (adolescence) et joué par une femme. Chercher le commun et le contemporain chez les personnages.