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Séance 9 : Antonin Artaud et le théâtre de l’absurde

Artaud

Artaud (1896-1948) : une vie trouble

Artaud n’a créé qu’un seul spectacle dans sa carrière. Difficile de distinguer l’œuvre de la biographie.

Enfance troublée, mouvementée par troubles nerveux : mort de sa sœur à 8 ans, échappe lui-même à la noyade à 10 ans.

Rapport trouble à la religion. Éducation religieuse. Question de la religion importante dans son œuvre.

Arrive à Paris en 1920. Soumet plusieurs manuscrits qui seront plus tard publiés. Devient directeur du bureau des recherches surréalistes. Écrit surtout de la poésie (pas encore du théâtre).

Rompt avec les surréalistes en 1926, année à laquelle les surréalistes rejoignent les communistes. Conjonction importante entre l’idéologie politique et le courant surréaliste.

Décennie 1930 consacrée à la rédaction de textes théoriques et de premières expérimentations.

1937-1943 : internement à l’asile. Artaud subit une thérapie par électrochocs (pour remédier à son enfance troublée), thérapie qui participe au rapport création + folie chez Artaud. Transfert en 1939 à l’hôpital pour «graphorrhée» (envie irrésistible d’écrire). En effet, Artaud ne peut s’empêcher d’écrire. Carnets remplis de textes, d’idées, de dessins, etc.

Artaud est déjà une figure mythique en France ; avait signé une entente de 40 ans avec Gaillimard.

Mort en 1948.

L’inspiration orientale

Artaud est fasciné par le théâtre balinais et son «adorable mathématique minutie», assiste à l’expo universelle de Paris en 1931. Cérémonie ritualique ésotérisée. Semble correspondre à la sacralisation recherchée par Artaud.

Artaud est à la recherche toute sa vie d’une nouvelle forme de langage théâtral. Artaud est contre le texte en tant que représentant de la rationalité ; contre le discours écrit avant la représentation ; contre la conception texto-centriste du théâtre.

Artaud en finit avec le texte pour redonner une place dominante/prépondérante au corps. En ce sens, Artaud est très proche de Meyerhold (bien que ne connaisse pas les idées de Meyerhold, qui ne circulent que peu ou pas du tout en France).

Recherche de codification de forme visuelle avant tout. Idéal, utopie à laquelle Artaud n’arrivera cependant jamais.

Contre-sens et impossibilité de l’idéal d’Artaud de cette transposition dans le théâtre occidental, signes non transposables en occident car non connus des occidentaux (car la société n’est pas ritualisée comme elle l’est dans la société orientale ; personne ne partage un tel système de codes en occident).

Théâtre de la cruauté, théâtre sacré

Recherche du théâtre sacré, de communion, de ritualisation et d’expérience commune entre la scène et la salle.

Objectif fondamental à travers ses plusieurs textes théoriques : créer la transe du spectateur, faire perdre au spectateur ses repères, le plonger dans un tourbillon visuel qui le fera oublier où il est, qui il est, etc. Expérience mystique.

Le théâtre de la cruauté vise à faire subir au spectateur un choc, à libérer le spectateur de l’emprise discursive et logique pour retrouver une forme de vécu immédiat, une expérience sensorielle brute.

La cruauté n’est pas une violence physique faite au spectateur ; le but n’est pas de violenter le spectateur (ni qui que ce soit), mais de lui faire croire que ce serait possible, de susciter en lui une telle inquiétude.

Expérience ressentie, et non une violence véritable.

Les spectateurs peuvent-ils avoir une même croyance ? Artaud se heurte toujours à la difficulté de vouloir rassembler l’ensemble des spectateurs, de plonger toute une salle dans une même croyance (pas seulement de toucher quelques spectateurs), entre autres parce que la société occidentale est laïcisée ; la France est sortie d’une seule religion commune.

Cérémonial qui doit investir le spectateur. S’il y a une telle cérémonie qui puisse exister, c’est bien celle entre les mains du metteur en scène. Régisseur démiurge, qui aurait la toute-puissance d’un Dieu pour organiser la représentation comme une cérémonie. Le créateur est celui à qui revient le remaniement direct de la scène.

La cruauté suppose d’essayer de redéfinir l’expérience du théâtre comme l’expérience des limites. Rapport fondamental entre théâtre et vie (ou cruauté et vie). Enjeu du spectacle : dépasser les limites.

Expérience vitale, épreuve initiatique d’où le spectateur sortirait transformé, comme un fidèle qui sort d’une expérience révélatrice. Objectif fondamental : la mise en transe du spectateur.

L’acteur provoque la transe, ne l’éprouve pas. Il est le canal de transmission. L’acteur doit développer une technique qu’il doit apprendre à maîtriser pour provoquer cette transe. Il faut savoir comment toucher le spectateur (voire quelle partie en particulier) pour procurer la transe du spectateur.

Vertige psychologique, perte d’identité presque hallucinatoire, sortie de soi-même ; puissance magique du théâtre, composante mystique chez Artaud.

Composante mystique (référence obscure à l’«ancienne magie») :

Le théâtre lui-même, qui paraît s’identifier pour tout dire avec les forces de l’ancienne magie.

Artaud cherche à mettre de l’avant une composante mystique, ou du moins sacrée.

Problème de la foi : pour qu’il y ait transe, il faut qu’il y ait communauté, communion. Il faut qu’un groupe partage une certaine idéauté. Problème : l’idée du théâtre diffère d’une personne à l’autre. Il n’y a pas accord sur les codes. Artaud en est conscient. Artaud vise tout de même le théâtre des masses, d’un public très nombreux, pas simplement d’un petit théâtre.

Il faut que le théâtre soit.

Artaud est conscient que le public doit préexister au théâtre.

Théâtre sacré : événement unique, rêve d’une expérience vitale.

Enjeu de la reproduction : la reproduction enlève un forme d’aura symbolique à une œuvre. Pour Artaud, la reproduction pose problème car on ne peut reproduire l’expérience d’une représentation à l’autre.

Artaud et le texte

Théorie radicale contre la tyrannie du verbe (texte). S’adresse à tout sauf au cerveau. Artaud réclame une liberté de manœuvre complète pour le metteur en scène au moment de créer le spectacle. Chaque texte a des possibilités infinies. Il faut respecter l’esprit (les thèmes) et non la lettre du texte (quitte à se débarrasser des répliques). Le texte est un tremplin, un instrument.

Artaud veut travailler sur l’incantation des mots, mais aussi sur l’énergie physique. Artaud renverse ce qui est normalement valorisé au théâtre (qualités littéraires du texte).

Il faut sortir de la rationalité, non seulement pour laisser une liberté absolue au metteur en scène, mais pour donner une autre mission au théâtre que celle de transmettre une message textuel.

Expulser les structures intellectualisées du texte :

Il importe avant tout de rompre l’assujettissement du théâtre au texte, et de retrouver la notion d’une sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée.

Artaud ne cherche pas à faire du théâtre simplement mimer ou corporel : il conserve les mots, mais élimine le texte. Pratique de l’incantation plus proche de la poésie.

Il n’y a jamais de réalisation parfaite du projet d’Artaud, du théâtre de la cruauté : toutes les tentatives sont des approximations imparfaites.

Espace scénique et voix humaine

Artaud imagine une structure où les plans de jeu sont reliés par des escaliers et des échelles, il n’y a pas un seul lieu de jeu. Espace où le public serait assis au milieu de la salle avec des chaises mobiles lui permettant de suivre l’action autour de lui. Espace éclaté. Artaud ne cherche pas à faire bouger les lumières, le volume du décor pour guider l’œil du spectateur.

Artaud retrouve le pouvoir de l’objet. Déformation, grossissement qui permet un agrandissement de l’objet.

Sortir des contraintes de la scène à l’italienne (scène surélevée avec des rideaux, comme la plupart des grands théâtres). Rêve d’abolir la fixité entre le spectateur et le spectacle. Parfaitement logique si l’on veut faire entrer le public dans une transe. L’action doit envelopper le spectateur. Grands lieux vides que l’on peut reconfigurer à sa guise.

Une mise en scène : pièce Les Cenci.

La voix humaine est importante chez Artaud : c’est un matériau sonore.

La voix humaine, c’est une sorte d’énergie, son caractère physique. Comment le retentissement des sons produits par le corps humain (et se rapprochant de l’animalité) traduisent du spectateur.

La question du son est mise à l’avant, mais pas seulement pour créer un «décor sonore». La partition sonore est aussi importante que la partition visuelle, élaborée tout aussi rigoureusement.

Il ne s’agit pas de supprimer la parole articulée, mais de donner aux mots à peu près l’importance qu’ils sont dans les rêves.

L’élaboration vocale devient comme un instrument de musique, mais on peut l’utiliser hors de toute harmonie musicale. Elle peut être faite de dissonances, de jeux, de tonalités, etc., bref sortie de toute harmonie musicale (i.e., hors de ce qui est agréable à l’oreille humaine).

Spectateurs et acteurs

Chez Artaud, le spectateur n’a aucune liberté d’interprétation : il est pris dans une sorte de transe qu’est devenue le théâtre. Le spectateur est plongé dans un espace qui le dépasse, sur lequel (et dans lequel) il n’a aucun contrôle. Sortir le spectateur de son état présent rationnel, comme le feraient certaines drogues très puissantes.

L’acteur est une courroie de transmission. Remettre en question le jeu de l’acteur tel qu’il se pratique traditionnellement.

Artaud rêve d’un acteur qui réussirait à s’affranchir des considérations psychologiques du théâtre et qui serait soumis à la volonté du metteur en scène. Acteur qui renoncerait à sa volonté d’interprète et qui serait en mesure de reproduire le signe qu’on voudrait qu’il fasse.

L’acteur est pris dans un rapport à la signification ; Artaud veut rappeler à l’acteur le rapport de sa voix au psychologisme : la voix est une énergie sonore, un cri, une expression de soi qui dépasse la rationalité, qui n’est pas soumise à une tradition littéraire, une pulsion animale instinctive. Vibration émotionnelle profonde.

Briser le rapport au rationnel (ce que permet la récurrence du cri).

L’acteur reste un élément d’importance, car la réussite du spectacle dépend directement de sa capacité à rendre les codes de la représentation.

Continuateurs d’Artaud

Living Theatre (New York), troupe fondée en 1947, découvre les textes d’Artaud et trouve ce qu’ils recherchaient : théâtre qui sort du texte et qui travaille l’espace scénique comme un espace sacrificiel, sort l’acteur de son présent figé. Expérience chamanique qui permet de sortir l’individu des forces négatives du monde humain.

Les acteurs se présentent tels quels, avec leurs vrais noms. Changements de rôles au vu du spectateur. Le spectateur ne peut s’identifier aux comédiens.

Revendiquer un monde meilleur, même si cela passe par une certaine violence.

Exemple : Paradise Now (1968)

Le spectacle déborde l’espace scénique traditionnelle.

Le théâtre de l’absurde

Désignation

Le théâtre de l’absurde n’aurait pas dû être nommé ainsi.

Le terme «absurde» implique la question du sens.

L’expression «théâtre de l’absurde» a été formulée par le critique anglais Martin Esslin en 1962 : The Theatre of the Absurd. Problème : formule à partir de l’existentialisme de Camus, absurde tel que défini par Camus.

Esslin regroupe plusieurs auteurs qui ne ressemblent toutefois pas à l’idéologie de Camus.

Le théâtre de l’absurde n’est pas un courant, une école. Les auteurs refusent généralement d’être regroupés dans cette catégorie.

Les auteurs peuvent toutefois être caractérisés par un trait commun, celui de la rupture avec les formes en vigueur, le rejet des conventions éculées. Travail formel (contrairement à Camus et Sartre).

Le grand mérite d’Esslin est d’avoir montré que les pièces sont moins farfelues qu’on le croit. Il y a du sens que l’on peut essayer de comprendre.

Autres traits communs frappants : tous les auteurs ont des origines étrangères, ce qui explique leur rapport à la langue. N’ont pas le français comme langue maternelle. Exilés, n’habitent plus dans leur pays natal. Écrire dans une langue étrangère, fondamentalement ne peut qu’accentuer l’écart entre le signifié (ce qui est dit) et le signifiant. L’inadéquation des mots à ce qu’ils désignent est encore plus frappant pour quelqu’un qui n’écrit pas dans sa langue maternelle ; on se rend plus rapidement compte que les mots sont utilisés sans logique particulière, de manière arbitraire. Cela place les auteurs étrangers d’emblée en position de décalage.

Pièces difficiles : mettent en cause les principes de la logique mais semblent échapper à tout sens rationnel. On se rend compte que les répliquent échappent à la logique, soit entre elles, soit à l’intérieur même d’une seule réplique.

La plupart des auteurs sont déjà entrés dans la quarantaine : ce sont déjà des habitués à l’écriture, leur adhésion au théâtre de l’absurde ne constitue pas une folie/expérimentation de jeunesse, mais bien une adhésion volontaire, un choix délibéré tardif.

Choix qui est fondé sur la perte d’une certaine naïveté : développement de la lucidité, de l’esprit critique ; prendre conscience des ficelles du théâtre. Exhibition des ficelles du théâtre. Aspect méta-théâtral auto-réflexif (très présent dans Macbett notamment).

Apparence comique : le non-sens fait rire, mais faut dépasser ce niveau d’interprétation pour y discerner un sujet sérieux.

Quelques auteurs refusent la façade de l’inanité.

Moyens de production limités (petites salles) : propice au théâtre fondé sur le geste et sur la parole plutôt que reposant sur le décor.

Mouvement dans une époque qui connaît l’essor du cinéma et de la télévision.

Contexte sociohistorique propice à l’émergence de nouvelles idées, suite à la Deuxième Guerre mondiale. Impact sur le plan intellectuel : crainte de la menace apocalyptique de la bombe atomique. Absurdité de l’existence humaine.

Camus et Ionesco posent le problème de l’existence dans un monde dépourvu de Dieu. Comment croire au progrès moral de l’humanité ?

Plus que jamais, la mort est présente sur scène, exhibée scéniquement, faisant parfois l’objet même du spectacle. La mort se donne à voir dans tout ce qu’elle a d’abjecte, tout ce qu’elle a de violent. Traitement de la mort traduit attitude pessimiste.

Nouveauté scénique : le cadavre devient une réalité concrète sur scène.

La mort est l’élément révélateur du non-sens de la vie. Chaque être humain est profondément seul et pris avec ses nombreux problèmes.

Parcours théâtral de Ionesco (1909-1994)

La cantatrice chauve (1950), La leçon (1951) : langage désarticulé et violent.

Deuxième période empreinte d’une réflexion politique. Rhinocéros (1959) où tous les personnages se transforment en rhinocéros, tendant inlassablement vers la conformité et l’assise du totalitarisme. Le roi se meurt (1962).

Ionesco est alors reconnu internationalement. Il est joué dans un grand théâtre national. Entré à l’Académie française (plus grande reconnaissance symbolique dans le monde littéraire).

Ionesco est l’un des rares à être édité de son vivant. Pléiade en 1991.

Jeux de massacre (1970), Macbett (1972) : obsession de la mort.

Publie ses journaux intimes qui rendent compte de son obsession pour le nouveau-théâtre. On peut s’appuyer sur un corpus très large pour comprendre ses écrits.

Ionesco aime provoquer. Combat contre le théâtre conformiste, le théâtre bourgeois. L’absurde est d’abord un travail, un combat formel. Contestation du théâtre formel, bourgeois. Tourne en dérision une forme de conformisme intellectuelle (sous-titres des pièces : anti-pièce, tragédie comique, tragédie dramatique). La fosse commune de tous les rapports humains : où les rapports humains ne peuvent plus fonctionner, car ne peuvent plus se comprendre. Paradoxe fondamental : comique en apparence (théâtre bouffon, grossissement, tout est poussé au paroxysme, exagéré), mais profondément tragique. Ionesco dénonce le langage qui entraîne dans sa déroute un esprit logique.

Faillite de la logique à expliquer le monde. Effroi (peur) provoqué par le non-sens de l’existence, et à la fois le rire engendré par le même constat. Ambiguïté qui rend Ionesco un peu inclassable.

Refus d’Ionesco à opposer le tragique et le comique.

Pousser le burlesque à son extrême limite. Là, un léger coup de pouce, un glissement imperceptible et l’on se retrouve dans le tragique ; c’est un tour de prestidigitation. Le passage du burlesque au tragique doit se faire sans que le pulic s’en aperçoive.

(Notes et contre-notes, p. 256)