Séance 3 : Platon (I) : la théorie des idées
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Plan de la séance :
- De parménide à Platon : le parricide
- L’ordre de l’eidos
- La dialectique ou l’attention à l’être même
- Un dualisme ontologique
Révision
La révolution parménidienne signe le passage de la phusis à l’être lui-même:
- L’être est, le non-être n’est pas : seul l’être est, réellement et nécessairement.
- Refus du temps (ou de la phusis) : existence impossible/impensable du non-être.
La pensée (dire) est associée à la vérité ; les opinions sont associées aux entitées nominales.
Séparation radicale entre monde humain et monde divin, mais transposée dans le registre de la simple raison (deux niveaux de connaissance et de réalité).
De Parménide à Platon : le parricide
Parricide «spirituel» (Platon n’a jamais connu Parménide, seulement au travers de ses écrits).
Les deux grands apports de Parménide à la tradition métaphysique classique sont :
- L’ancrage décisif de la pensée dans le principe de non-contradiction, dont découle la nécessité de l’être (ou l’impossibilité d’un néant absolu). ==Refus radical du temps pour Parménide : la phusis est inconnaissable et indicible.==
- La distinction entre deux «chemins» de connaissance, auxquelles correspondent deux ordres de réalité. La dichotomie radicale des ordres, qui interdit le travail de l’intelligence discursive (du discours).
Le défi de Platon et Aristote consiste à «concilier cette pensée de l’être plein et l’expérience du devenir.»
L’objection fondamentale de Platon à Parménide : sa position interdit le travail de l’intelligence discursive.
Si l’être ne renferme aucune pluralité/division/altérité, alors la prédication (ex. : «Socrate est un homme») ne signifie que l’attention de l’être à l’être lui-même.
Pour faire droit à l’intelligence discursive, il faut montrer que nos jugements/discours ne portent pas sur «rien» (un néant absolu), mais sur une réalité autre que l’être un et immuable : la pensée doit pouvoir accueillir un «néant relatif» (ou non-absolu).
L’intelligence discursive exige de penser l’être tout à la fois comme Un et multiple : cela deviendra le problème majeur de la métaphysique classique.
Le vide relatif est l’être en contraste : on peut facilement créer du non-être, du vide relatif (ex. «Je ne suis pas mon voisin»).
Nous vivons dans un entre-deux (multiplicité/Un ; dicible/indicible ; etc.)
Parménide admettait déjà
- L’évidence du devenir (néant non-absolu) pour nous mortels, mais y dénonçait une illusion langagière, que seule la pensée conséquente peut lever.
- Les illusions qui se attachent à l’exercice de la parole pour les mortels doivent conserver un caractère irrévocable, dans la mesure où la sagesse doit demeurer pour nous un idéal inaccessible (philo-sophia).
Une troisième voie cosmologique ? (très contestée par les commentateurs de Parménide)
Ces trois éléments de la métaphysique parménidienne contredisent formellement l’interdiction de la déesse : «Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas, tu ne peux le saisir ni l’exprimer»
La philosophie est une tension vers la sagesse, une tension vers la vérité ; c’est un effort pour s’arracher du devenir, de la «finitude».
Tension irrésolue entre la pensée de l’être et le caractère indispensable de l’intelligence discursive.
La pensée de l’Un conduit nécessairement au mystère de l’être. Envisager l’être comme Un, c’est faire un retour vers l’ontologie et l’hénologie (que peut-on dire de l’être ?).
Peut-on, au regard de la condition humaine, en rester là ?
Penser sa vie, vivre sa pensée ? Vie bien examinée.
Combat de géants autour du problème de l’être (contexte plus général de l’objection de Platon).
- Si l’être est un et immobile, alors l’intelligence discursive est impensable/impossible. Contre la position de Parménide.
- Si l’être est multiple et mobile, alors l’intelligence discursive est impensable/impossible. Contre la position attribuée à Héraclite.
- Les sophistes : «S’il est quelqu’un que l’on doive combattre avec toutes les forces du raisonnement, c’est celui qui abolit la science, la pensée claire ou l’intellect, quelque thèse qu’il prétende affirmer à ce prix.»
Héraclite : «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.» Par le langage, on introduit de l’être dans le devenir, alors que pour Parménide on introduit du devenir dans l’être (positions anti-polaires). Toute identité, tout même est nié, il n’y a que de la pure multiplicité. Contre l’intelligence discursive.
Toutes les positions de ce combat de géants ont pour conséquence de ==nier l’existence de l’être.==
«Faire sien» pour Platon c’est introduire les idées.
Pour Platon, on se décolle de l’opinion dès que l’on se met à penser.
Il importe de distinguer :
- L’être pris au sens absolu : l’être pensé à partir de l’impensabilité/impossibilité du non-être, c’est-à-dire du principe de non-contradiction. L’être saisi «dans son antagonisme initial avec le non-être» (Jean Beaufret).
- L’être pris au sens de la prédication : l’ordre de l’idée (eidos, idea). L’être pris au sens de l’intelligence discursive. Platon est le premier à utiliser le terme d’idée en ce sens ; provient du verbe «voir, dont l’une des formes verbales, l’aoriste, signifie «savoir». La reconnaissance de l’ordre de l’idée nous autorise à penser non seulement que l’être est, mais à décrire et expliquer ce qui est.
Passage de la phusis à l’être un et immuable chez Parménide puis à la connaissance des idées chez Platon.
==La connaissance des idées est à la base de la métaphysique de Platon.==
Idées : penser la nature à partir de quelque chose de plus fondamental, plus constant dans la nature elle-même. N’est pas un retour en arrière. Le savoir porte forcément sur les idées.
Platon propose un nouveau point de départ pour la pensée. Ce ne doit pas être un point pur et immobile, ce ne peut pas être le néant, mais bien les idées.
Il y a être, il y a monde, il y a quelque chose ; il y a cohésion, il y a sens[…], on part d’un relief ontologique où l’on ne peut jamais dire que le fond ne soit rien.
—Maurice Merleau-Ponty
L’ordre de l’eidos
Qu’est-ce que l’idée ?
Les idées sont «ce dont nous parlons toujours». L’ordre intelligible, l’ordre compréhensible du monde. La constance, l’harmonie dans les choses ; les choses telles qu’elles peuvent être vues, ==saisies par l’intelligence.==
C’est le fait qu’il y a de l’ordre qui fait que l’on peut se comprendre. Il y a un ordre au moins relatif.
==Cet ordre est dans les choses elles-mêmes, dans la réalité== ; il n’est pas seulement dans nos têtes. Présuppose l’intelligence.
L’ordre précède l’intelligence humaine ; elle est dans les choses.
- L’essence
- La cause
L’eidos deviendra chez Platon et Aristote un autre nom de l’essence et de la «cause» des choses. C’est la réponse à la question Qu’est-ce que …? ==Ce que c’est que d’être une chose.== Propriétés nécessaires (au contraire des propriétés accidentelles, ou inessentielles) pour qu’une chose soit ce qu’elle est ; définition d’une chose.
La forme intelligible des choses : genres/espèces. Le genre est plus général et comporte plusieurs essences, espèces, plus particulières
==Les formes intelligibles se déclinent en genres et en espèces.== Une espèce peut être un genre pour une autre, dans les degrés de généralités.
Pour Platon, ce ne sont pas nous qui inventons ces distinctions. ==Le but de l’intelligence même est de s’adapter à un ordre qui est déjà dans les choses.==
La cause : réponse à la question Pourquoi une chose est-elle ainsi plutôt qu’autrement ? Ce qui est responsable des choses telles qu’elles sont. Portée juridique.
La pensée est dans l’élément de l’eidos dès lors qu’elle tente de «rendre raison» de la réalité.
L’héritage de Parménide : l’eidos = l’être
- L’être doit demeurer l’objet propre de la quête philosophique ;
- L’être n’est pas soumis au
devenir, se caractérisant plutôt par sa constance, sa permanence et son intemporalité. Une certaine essence/permanence/constance caractérise l’être dans ses différentes manifestations (ex. chats, différentes races de chats qui portent toutes l’essence de chat). Détermine le degré d’existence. - L’être ne peut être atteint que par l’intellect, la pensée ou l’intelligence, puisqu’il ne s’offre pas immédiatement aux sens (rivés sur le devenir). L’intellect nous ouvre sur l’eidos.
- Nécessité de distinguer deux ordres de connaissance : l’opinion, qui en reste à l’évidence sensible des choses (particulières et impermanentes), et la science, qui porte sur ce qui est vraiment, l’étamment étant, c’est-à-dire l’eidos, ce qui est véritablement, vraiment.
L’ordre de l’eidos n’est pas un arrière-monde, transcendant ou surnaturel.
L’eidos est ce dont tout le réel est pétri.
—Jean Grondin
L’ordre de l’eidos est évident, rayonne dans l’expérience des choses. Évidence occultée par le nominalisme du monde moderne (voir Définitions, nominalisme).
L’idée est alors une construction seconde de la pensée (ou du cerveau humain) qui se surajoute, par abstraction, à l’existence individuelle.4
Aujourd’hui encore, les sciences naturelles ne portent pas sur des réalités particulières et impermanentes, mais sur les «constantes universelles», les causes ou les lois du monde physique ; pas à un phénomène/organisme individuel particulier pris seul indépendamment et isolément.
La matière est elle-même la «mère» qui accueille les formes (argument fondé sur une base étymologique).
Les sciences humaines portent bien sur des singularités socioculturelles, mais s’efforcent de les comprendre ou bien à partir de leur identité propre (essence personnelle ou collective) ou bien au regard de structures et/ou de capacités universelles.
==Sciences naturelles (constantes universelles) vs sciences humaines (singularités comprises à partir de leur essence).==
En philosophie, la métaphysique et la philosophie pratique ne traitent que des idées nécessaires et universelles (a priori). La philosophie tend vers l’universel, l’a priori.
La dialectique ou l’attention à l’être même
La dialectique est ==l’art de saisir les idées, l’être véritable==. La dialectique est l’art du dialogue ; travail de l’intelligence discursive. L’art de bien discourir, de bien faire ce travail.
C’est l’art d’analyser les essences et les causes par la confrontation d’opinions contraires dans le dialogue critique (la «simple raison»).
Platon insiste sur le fait que c’est un art qui a besoin d’être cultivé et mûri, notamment par l’apprentissage des mathématiques. Initiation à la dialectique.
Deux sens à la dialectique :
- Formel (méthodique) : moyen de parvenir au savoir, à la science. Héritage socratique
- Plus substantiel. Science elle-même, ou sa finalité, saisie de l’idée par l’intelligence.
Dans la dialectique platonicienne, l’intelligence intuitive et l’intelligence discursive marchent main dans la main, comme les deux versants indispensables de l’intelligence humaine.
La saisie des idées ou des réalités fondamentales est toujours intuitive : elle est comparable à une vision ou un toucher.
Relation hiérarchique : la saisie intuitive de l’être est à la fois le point de départ et le point d’arrivée (but) de la pensée.
Comme chez Parménide, deux types de connaissance que sont l’opinion et la science (ou la vérité, qui exige un effort dialectique) correspondent chez Platon à deux niveaux de réalité :
- L’espace visible : la réalité immédiatement perçue par le corps, la phusis, soumise à un devenir incessant.
- L’espace intelligible ; l’ordre de l’eidos, qui transparaît dans le monde sensible à travers ses constances et son harmonie, mais que l’on ne peut voir proprement qu’avec l’intelligence, ==à la faveur d’une intuition directe.==
Deux niveaux de réalité, deux niveaux de connaissance. La dialectique se veut encore plus rigoureuse que les mathématiques, car rend compte des évidences des mathématiques, de ses axiomes ou vérités premières, ce dont les mathématiques seraient ==incapables==.
Dans la dialectique, il s’agira toujours de ==s’élever du domaine sensible (changeant, contingent) vers le domaine intelligible (permanent)== : de choses particulières et contingentes vers les essences et les causes, de l’impermanent vers le permanent.
Exemple du Banquet (210 e-211 d)
La science du Beau : saisie de la beauté en soi
Conduite par un autre : dialectique.