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Qu’est-ce qu’une bonne éducation?

Introduction

Pourquoi relire des textes centenaires aujourd’hui? Que peut-on y apprendre? Le présent texte examine, sous forme de dissertation, la question de la « bonne » éducation à travers quelques textes à l’étude du cours Approche des études littéraires donné par Catherine Mavrikakis à l’Université de Montréal au trimestre d’hiver 2020, et en cherche la résonance dans la société contemporaine. Qu’est-ce qu’une bonne éducation? Comment (s')éduquer? Quels pièges doit-on éviter?

Une bonne éducation : quelques préceptes

Des idéaux

Dans le Gargantua de Rabelais, l’abbaye est décrite comme un lieu d’enseignement idéal. On retrouve une grande importance accordée à la santé et au souci de subvenir aux besoins du corps (puisque, dans l’abbaye, « [t]ous sont sains de corps »). Les scènes de nourriture sont présentées sous le signe de l’abondance, ce qui suggère qu’une bonne disposition à apprendre repose sur la satisfaction de son appétit au sens alimentaire – avant l’appétit psychique, dont la métaphore sera traitée plus loin. Rabelais favorise la vie en communauté (en incluant autant les hommes que les femmes) et d’allier à l’apprentissage des divertissements.

[…] il fut établi que les hommes aussi bien que les femmes admis en ces lieux sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement libres. (Rabelais, Gargantua, chapitre 52)

Chez Rabelais, l’apprentissage est, somme toute, un processus qui doit être rendu agréable et auquel l’obligation (imposée par la religion, par exemple) constitue un obstacle, car désagrément interposé entre l’éducation et la volonté.

La critique de soi

Pour Montaigne, tout savoir doit être critiquable (ce qui concerne notamment l’autorité, à laquelle nous reviendrons plus loin). Si la critique d’autrui est naturelle, la critique de soi n’en est pas moins importante, et participe ainsi au développement de sa propre éducation :

Blâmer chez les autres les fautes que je commets moi-même ne me semble pas plus contradictoire que de blâmer, comme je le fais souvent, celles des autres chez moi. Il faut les condamner partout, et leur ôter tout refuge possible. Aussi je sais combien il est audacieux de ma part d’essayer toujours d’égaler les morceaux que j’emprunte, d’aller de concert avec eux, avec la téméraire espérance de pouvoir tromper les yeux des juges au point qu’ils ne puissent les discerner. (Montaigne, Essais, p. 205)

Montaigne défend le droit de douter d’une opinion, et en particulier de la sienne :

[…] qu’on lui présente cette diversité d’opinions : il choisira s’il le peut, sinon il demeurera dans le doute. (Montaigne, Essais, p. 214)

Cette liberté de choisir parmi les opinions données, voire de continuer à douter, représente la condition de possibilité d’une pensée autonome, si chère à Montaigne. Il décrie d’ailleurs le caractère illusoire de la certitude (« Il n’y a que les fous qui soient sûrs d’eux et catégoriques »), si bien qu’on devrait pouvoir, sans pratiquer le doute radical comme l’a fait Descartes, remettre en question toute opinion ou idée reçue.

Une bonne éducation est donc critiquable, et le bon élève sera celui qui apprendra à douter de ses propres convictions.

Savoir et désintéressement

Pour Diderot, le savoir doit, à l’instar de Montaigne être constitué avec désintéressement : on doit rechercher le savoir comme fin en soi, et non en vue d’un certain pouvoir ou prestige qui en découlerait. C’est pourquoi Diderot se méfie des grandes organisations ou des compagnies qui, « détentrices » du savoir ou ayant la mainmise sur sa diffusion, pourraient exercer un contrôle sur l’instruction des citoyens. (Notons que la concentration des technologies de l’information par un nombre extrêmement réduit d’entreprises – lesquelles investissent d’ailleurs massivement dans la recherche privée, comme Google ou Facebook en intelligence artificielle – constitue aujourd’hui un fulgurant contre-exemple, parmi lesquelles la fondation Wikimedia, qui héberge notamment le projet collaboratif Wikipédia, fait remarquablement exception.)

Le savoir doit donc être constitué par une pluralité d’acteurs libres, dénués d’intérêts, dont la contribution au savoir ne pourrait leur permettre d’abuser d’autrui. Montaigne cite ainsi Cicéron : « que personne ne doit chercher à tirer profit de l’ignorance d’autrui » (Cicéron, De Officiis, III, 17).

Comment (s')éduquer

Digérer le savoir

La métaphore rabelaisienne d’intégration du savoir a été reprise par Montaigne, qui prône lui aussi une assimilation du savoir par une « transformation » analogue de la digestion alimentaire.

Régurgiter la nourriture telle qu’on l’a avalée prouve qu’elle est restée crue sans avoir été transformée : l’estomac n’a pas fait son travail, s’il n’a pas changé l’état et la forme de ce qu’on lui a donné à digérer. (Montaigne, Essais, p. 213)

Devant la prolifération des productions savantes du XVIIIe siècle, Diderot abondera dans le même sens : le savoir qui ne fait que s’accumuler n’est pas intelligible, puisqu’il n’est pas « digéré », et donc inutile. C’est ainsi qu’il entreprend de le synthétiser et de l’ordonner dans son vaste projet d'Encyclopédie, dont la structure tabulaire, constituée d’index et de renvois, correspond largement à celle des bases de données en format numérique que nous utilisons au quotidien.

Éduquer par le théâtre

La leçon d’Ionesco met en scène un processus dialectique se déroulant entre le professeur et l’élève. La dialectique, dont Socrate représente la figure emblématique par excellence, suggère un échange de dialogue auquel participent les deux partis. Cette dialectique s’inscrit d’ailleurs dans la perspective d’une remise en question des idées d’autrui, comme le suggère Montaigne.

Le théâtre, à la fois par sa forme dialectique – où l’essentiel de l’action passe par le verbe ou la parole – et par sa forme performative – l’action n’est pas simplement lue par un lecteur solitaire, mais bien représentée sur scène – transmet une gamme d’émotions qui sollicitent l’affect du spectateur (comme le rire dans la comédie, ou la tristesse et la peur dans la tragédie). L’expérience théâtrale procure au spectateur des sensations plus vives que celles véhiculées par le roman ou un simple ouvrage didactique. Sans se présenter comme une pièce didactique – et échappant à toute classification traditionnelle –, la pièce d’Ionesco montre qu’il est possible de tirer des enseignements par la mise en scène du langage – dont la fonction performative, associée dans la pièce à l’avilissement collectif et à la mécanisation de la violence, ne prend autant de sens qu’à l’oral. Les nombreuses répétitions qui rythment le texte, à la manière d’une batterie militaire peut-être, traduisent simultanément une insistance et une vacuité du langage désormais instrumentalisé à d’autres fins que lui-même. Les mots en eux-mêmes ne veulent plus rien dire : la parole devient une accumulation de sons au profit d’une fin politique (comme impressionner son interlocutrice). Cette dimension méta-dialectique n’est toutefois possible que dans la mise en scène. Une éducation performée donc est porteuse d’une force et d’une signification qui dépassent celle transmise par l’écrit.

Choquer pour éduquer

Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes procède d’une esthétique du « mauvais goût » (par contraste avec celle du « bon goût ») pour donner aux minorités une voix distinctive dans l’homogénéité des médias de masse. La couverture du livre comporte un style d’illustration qui évoque l’univers hollywoodien des films de série B. Loin d’ériger son ego en modèle de référence, Despentes semble plutôt mettre sa propre figure au service d’autres formes de marginalité (« les moches, les vieilles, les camionneuses, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf »). En trempant dans le registre populaire, Despentes accentue le caractère « pop » et accessible de son traité.

Éduquer activement en société nécessiterait parfois de sortir des conventions, de la doxa institutionnelle ou dominante, d’où le recours à une langue alternative ou populaire :

J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire. (Virginie Despentes, «Bad lieutenantes» dans King Kong Théorie, p. 9)

Despentes revendique ainsi la singularité de l’individu, en entreprenant d'« être » sa propre personne. Elle n’hésite à prendre la parole, à questionner, à confronter, à écrire, à publier, en appelant à tous à la rejoindre dans la rue; son programme d’éducation populaire, en rupture avec la culture dominante, est révolutionnaire.

Pièges à éviter

L’autorité

Montaigne cite ainsi Cicéron sur l’autorité en éducation :

L’autorité de ceux qui enseignent nuit généralement à ceux qui veulent apprendre. (Cicéron, De natura decorum, I, 5)

On pourrait dire de même dans une relation faussement dialectique entre maître et esclave, théorisée par Heidegger et représentée dans le texte d’Ionesco : le professeur tire profit de son autorité, a priori légitime, en affirmant des faussetés (reçues par l’élève, qui n’apprend pas de toute façon) et en tuant ses élèves par dizaines. Une connaissance imposée, surtout si elle n’est pas comprise ou digérée, ne constitue pas un réel apprentissage; et la figure du maître transforme celle d’apprenant en esclave servile.

Le savoir par cœur

Savoir par cœur n’est pas savoir. (Montaigne, Essais, p. 217)

C’est également le problème de l’élève dans La leçon, qui, sans rien comprendre du fonctionnement même élémentaire des opérations mathématiques, apprend toutes les réponses par cœur. L’absurdité de cette situation montre au lecteur-spectateur le lourd prix d’une formation exempte de compréhension.

La « transformation » ou « digestion » citée précédemment permet de s’armer contre ce que Montaigne appelle le savoir « purement livresque », qui n’a qu’une valeur secondaire; c’est grâce à elle qu’on parvient à connaître « sans avoir à se référer au modèle, sans tourner les yeux vers son livre » (nous dirions aujourd’hui : son téléphone).

L’expérience et la connaissance superficielle.

Montaigne pourfend la superficie de la connaissance française, en lui adressant la critique suivante au début du chapitre 25 de ses Essais :

Pour moi, je vois mieux encore que tout autre que ce ne sont ici, dans ce livre, que des rêvasseries d’un homme qui n’a croqué, dans son enfance, que la croûte des sciences, et n’en a retenu qu’un aperçu général et informe : un peu de chaque chose, et rien d’approfondi, à la française. (Montaigne, Essais, p. 201)

La connaissance superficielle, dépourvue d’expérience concrète, constitue d’ailleurs le piège dans lequel tombent les autodidactes dans Bouvard et Pécuchet, dont l’enthousiasme se bute à une réalité contraire à leurs idées mal renseignées (car non éprouvées).

Synthèse

Que peut-on apprendre des textes du passé sur l’éducation elle-même? Qu’une bonne éducation est une affaire d’idéaux, mais néanmoins critique et désintéressée; qu’on peut apprendre à condition d’assimiler et s’adresser à l’affect, par le théâtre ou le langage populaire; qu’il faut enfin remettre en question la place de l’autorité et éviter le savoir par cœur (« purement livresque » et spéculatif). La « bonne éducation » examinée dans ce texte est aujourd’hui en proie à une tutélisation massive exercée par les géants des technologies de l’information, lesquels enferment – à dessein – les citoyens dans des paradigmes que ceux-ci ne comprennent pas.

Pour renverser la vapeur, il faudrait, à la King Kong Théorie de Virginie Despentes, se (ré)approprier le langage informatique pour l’intégrer dans le vernaculaire de la masse populaire et lui donner un langage de rue – mais où est cette rue au temps du numérique?