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Note de l’éditeur clandestin

Le présent texte a été reproduit intégralement et sans l’autorisation de son auteure, Catherine Mavrikakis.


Fiche sur le texte de Chloé Savoir-Bernard

L’auteure ici reprend (dans un jeu d’intertextualité) le titre de Molière Les Femmes savantes, œuvre connue de tous et toutes.

Molière, dans cette comédie en 5 actes, se moque des femmes qui veulent être savantes, qui deviennent vite ridicules par leur savoir et qui ne respectent plus les lois de la nature (mettant les femmes à leur place de mère et d’épouse).

Citation de Molière :

« Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés, - Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez - Quand la capacité de son esprit se hausse - A connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.

Les Femmes savantes (1672), II, 7

Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, - Qu’une femme étudie et sache tant de choses.

Les Femmes savantes (1672), II, 7

Ici, reprise d’une pièce à travers des nouvelles (changement de genre littéraire). Pensons à la place de la langue orale (par exemple dès la p. 7) « been there, done that ». Être savante, c’est ici ne pas nécessairement écrire comme Molière, mais comme des femmes : comme Arcan, qui utilise dans Putain une langue orale sans ponctuation, ou comme Plath qui écrit des poèmes (comparaison possible ici avec le texte Bloody Mary de France Théoret vu en classe)

La langue orale ici chez Savoie-Bernard est pleine de mots anglais « cuisines cheaps » (p. 8), de marqueurs de l’oralité, « (..) moi aussi je peux faker d’être crampée, je ne suis pas conne, suffit de respirer et de contracter les muscles de mes lèvres, tout le monde est capable. » (p. 11). Notez ici absence de « il » dans « suffit.

Être savante c’est aussi réinventer l’héritage littéraire celui de Molière, en le reprenant et se l’appropriant (le déformant).

Ici l’auteure, reprend le titre, s’inscrit dans une tradition littéraire pour dialoguer avec celle-ci et la contester. Ce ne sont plus Les Femmes savantes mais Des femmes savantes (quelques-unes). Le choix d’une série de 14 nouvelles, va créer une galerie de portraits de quelques femmes savantes et raconter leur histoire. Mais cela n’empêche pas le texte, par cette série d’exemples, de vouloir montrer une généralité. Le texte avec la série devient une démonstration. Il éduque le lecteur à cette idée que les femmes savantes ne sont pas heureuses, parce que la société ne veut pas de femmes savantes.

Finalement, femmes et savoir ne font pas bon ménage. Pas à cause de la nature féminine, comme au XVIIe siècle chez Molière, mais bien à cause de la société.

Exergues : L’exergue de France Théoret au début du livre

« Zoé est une femme douée, il n’y a aucun doute. C’est nettement insuffisant, au-dessous de tout pour prendre la parole en son nom. »

(notez combien la parole est catégorique, absolue, « aucun », « tout »). Théoret nous énonce une vérité dans son énoncé généralisant.

L’autre exergue de Matias Viegener:

“Their problem is that they know too much, but also know that this knowledge protects them from nothing” (notez les mots ( “know”, “know” et “knowledge”. Répétition en opposition à “nothing” : le savoir est réduit à rien).

Les exergues nous mettent en garde, nous donnent un code de lecture : les femmes sont malheureuses même si elles sont savantes.

Or, ce n’est pas une critique des femmes savantes, comme c’était le cas chez Molière, mais de la société qui fait en sorte que le savoir n’apporte ni la parole, ni une protection aux femmes.

Les nouvelles qui composent le recueil vont toutes nous montrer cet antagonisme existentiel et social entre femmes et savoir. Donc, il est important que la démonstration en passe par beaucoup de récits, des voix narratives diverses (« je », « elle »), des genres littéraires variés (nouvelles plus classiques, listes (« Listes des raisons pour lesquelles tu devrais m’aimer ») et des textes au « tu » (presque des lettres « Être une chatte », « Partir ma sœur »).

De façon un peu grossière, je dirais que les femmes savantes de ce livre ne savent pas se protéger dans leurs relations. Le savoir ne les sauve pas de la place de femmes que la société et le genre (tel qu’il est pensé dans les relations) leur confèrent.

Première nouvelle

Je prendrai ici seulement la première nouvelle « Tu baignes dans la lumière », celle qui ouvre le livre.

Intertextualité avec l’œuvre de la poète américaine Sylvia Plath et avec l’œuvre de Nelly Arcan. C’est là p. 7 et p. 8.

La narratrice est savante, elle connaît et a lu les auteures Plath et Arcan et écrit dans un rapport intertextuel à ces œuvres. Or ces deux femmes écrivaines se sont suicidées très jeunes (vous pouvez aller lire sur la vie de Plath et d’Arcan)

Même si la narratrice les admire et s’identifie à elles : (p. 7 : « Que je l’ai lue, ma belle Sylvia, tant et tant que j’ai eu l’impression que nous étions faites de la même chair, toutes deux blondes, toutes deux trop intelligentes »).

Être trop intelligente… ici on sent le danger pour la narratrice du savoir, de la connaissance. On pourrait considérer « trop intelligente » comme une figure de style, une antithèse forcée, en fait peut-on être trop intelligente ? seulement si on pense que les femmes ne doivent pas dépasser une certaine intelligence. Donc, nous avons affaire à « une histoire de cinglée » (p.7) : le texte passe de cinglée à trop intelligente. Comme si c’était équivalent.

« (…) mon intelligence ne m’aidera pas à guérir » (p. 8)

La littérature, même si elle réconforte la narratrice, est dangereuse. Elle contamine les femmes, leur transmet des idées suicidaires. Parce qu’elle ne peut dire que l’inadéquation du savoir avec la possibilité pour les femmes de l’acquérir et de se donner un pouvoir sur le monde.

Les femmes peuvent savoir, oui, mais cela ne leur donne pas de pouvoir dans le texte, elles peuvent être écrivaines, mais cela ne leur donne pas de puissance. Au contraire, dans la fiction de la première nouvelle, cela pousse la narratrice au suicide. Et Plath et Arcan aussi.

« Je ne sais pas si on survit à la mort violente des écrivains qu’on aime, mais je ne me sens pas la force de répéter l’histoire. Je dois fermer les livres. Quitter la littérature. » (p. 8)

« Oui, je me suis reconnue dans les mots de Sylvia et de Nelly, mais j’en ai ma claque : tournons la page, changeons d’histoire. »

Face à cette menace du littéraire et du savoir qu’est la littératuree, la narratrice envisage deux possibilités :

  1. Abandonner le savoir : La narratrice envisage d’aller vers la chick lit (qui fonctionne dans le texte comme la littérature des femmes non-savantes, comme une littérature non-savante). « Les auteures de la chick lit ne se suicident jamais » (p. 9).
    Notez quand même l’ironie dans le ton.

  2. Et/ou faire une thérapie, qui permet un autre savoir, ne pas s’inscrire dans la lignée des femmes malheureuses par le savoir littéraire :

Voir la thérapeute 3 fois par semaine,

« pour ne pas finir comme Sylvia et Nelly, je me soigne 3 fois par semaine à coups de visite chez le thérapeute. » (p. 9)

« Quand je ferme les yeux, je m’imagine très bien ne plus être fille de Nelly et de Sylvia, je renie mes mères, comme elles me renieront (…). » (p.13)

« Être la fille de personne » p.14.

Les trois dernières citations montrent la rupture de la narratrice avec la lignée des femmes écrivaines (vues comme des mères) des femmes savantes qui ne peuvent être que malheureuses dans le savoir et l’écriture, puisque les mondes de la connaissance et du pouvoir intellectuel ne sont pas construits pour elles.

C’est une vision pessimiste que la littérature présente ici, mais c’est pour montrer au lecteur ou à la lectrice l’impossibilité d’une réconciliation facile entre les femmes et le savoir. Donc, il y a peut-être une visée éducative dans ce texte.

En conclusion

Savoie-Bernard montre la difficulté d’être une femme savante, comme si ces termes étaient en opposition, presque un oxymore.

Elle ne dit pas au lecteur ou à la lectrice d’abandonner le savoir, même si sa narratrice de la première nouvelle le fait et veut abandonner la littérature. Mais elle dénonce une situation impossible pour les femmes qui veulent être savantes.

Sujets de travail

Ce texte peut vous aider à travailler sur au moins les 3 sujets. Bien sûr vous n’en traitez qu’un.

  1. ​ Comment les textes vus en classe vous permettent-ils de critiquer et de penser l’éducation des filles ?
  2. ​ Quels sont les limites d’un « bien écrire » pour un(e) écrivain (e) ?
  3. ​ Comment penser la transmission de la littérature ?