(dernière modification : )

Comment faire peur aux enfants pour les éduquer

Conférence de Sophie Ménard.

Le Marchand de Sable d’Hoffmann.

Étapes d’interprétation :

Le Marchand de Sable est un des textes fondateurs de la littérature romantique en France.

L’inquiétante étrangeté (1919) de Freud s’inspire du Marchand de Sable pour fonder son concept d’« inquiétante étrangeté » (un élément proche, familier, qui engendre une certaine angoisse). C’est aussi relié au refoulement (une chose est ainsi étrange parce qu’elle a été refoulée).

Le théoricien Octave Mannoni a proposé l’idée du Marchand de Sable comme un personnage qu’on « sait bien qu’il n’existe pas, mais quand même… » (un doute de fond persiste). On a beau croire que les monstres n’existent pas, on n’ira quand même pas regarder sous le lit de la chambre à coucher… Rationnellement, dans la culture européenne, on « sait » que le marchand de sable n’existe pas.

À la page 221, on retrouve deux descriptions du croquemitaine :

Dans un cas, c’est l’endormissement; dans l’autre, c’est de susciter la terreur, mais al terreur dans un environnement familier (celui de la maison même) – d’où la notion intéressante d’« inquiétante étrangeté ».

Le croquemitaine procède par trois étapes : faire peur, réconforter, endormir. C’est souvent la mère qui occupe ces trois rôles. Il s’agit d’apprendre à l’enfant de maîtriser ses peurs. C’est tout l’enjeu de Natahnaël, qui échoue.

Définition du croquemitaine :

Définition du croquemitaine : « Protéiformes, les terrifiants croquemitaine ont avant tout une fonction éducative […]. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’apparaît le mot “croquemitaine” pour désigner, de façon générique, l’ensemble des créatures dont les parents menacent les enfants pour s’en faire obéir, les rendre sages ou plus simplement les éloigner des lieux dangereux ou défendus. L’étymologie reste incertaine. Selon le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse), “Le croquemitaine ou croquemitaine est un être fantastique et méchant dont on menace les enfants pour les effrayer”. Croquemitaine pourrait donc signifier : “Monstre qui croque les mitaines (des enfants) et leurs doigts avec.” Mais le mot “mitaine” pourrait également être une altération du flamand metjien qui signifie “petite fille”. Quoi qu’il en soit, le mot, à lui seul, fait peur (croquer, c’est engloutir, faire disparaître) et regroupe en fait une grande diversité de pratiques et de traditions. » (Cardano et Lazier, 2000, p. 18)

Pendant longtemps, on a fait l’éducation des enfants par la peur, en se servant d’une figure repoussante.

La figure du croquemitaine sert également à « tenir les enfants éloignés des dangers dont ils se trouvaient environnés » (Joisten et Abri, 1998, p. 22).

L’imaginaire du croquemitaine a pour fonction que les enfants aillent se coucher de bonne heure, afin que le père, qui rentre de travailler, puisse s’endormir lui aussi.

Le Bonhomme Sept Heures serait le « croquemitaine québécois par excellence ».

Autres figures :

Parmi les caractéristiques, on retrouve notamment l’Hypertrophie de la prise : la figure est souvent représentée avec une grosse main surdimensionnée, parfois velue et osseuse, avec de longues griffes.

Types de croquemitaines :

Les êtres verbaux

Les croquemitaines sont généralement des figures indéfinies, indistinctes, imprécises. Ce qui fait leur force angoissante – et fascinante – c’est leur substance langagière. C’est le mot « croquemitaine » qui fait peur, dont la fonction performative engendre la peur.

En France, la figure est souvent appelée « Babau » ou « Babou ». Il suffit de dire le mot « Babou » pour lui faire peur (mot dans lequel il y a un « bou », dont le son à lui seul effraie). C’est ce qu’on retrouve dans le jeu enfantin « pickaboo » (pick-a-boo). On retrouve encore le son « bou » dans le « Boogeyman ».

Exemple : Babadook (film et adaptation en livre à édition limitée).

Exemple : Enter Sandman par Metallica.

Exemples : croquemitainisation littéraire

Le croquemitaine est une « altérité possible du proche » (Loddo et Pelen, 1998).

On recherche l’inquiétante étrangeté dans le texte, mais on tente de le lier à une culture du croquemitaine, à une culture de la peur qui vise l’éducation des enfants.

Inquiétante étrangeté : les noms de Coppelius et Coppola sont interchangés, voire confondus. À la fin du texte, il y aurait même une croquemitainisation éditoriale (lapsus entre Coppelius et Coppola).

Effets de croquemitainisation

Premier effet : (con)fusion nominale entre Coppola et Coppelius, à plusieurs reprises (à l’oral comme à l’écrit, parmi plusieurs personnages; c’est une confusion généralisée).

Deuxième effet : excès de coïncidences.

Troisième effet : apparitions et disparitions. Le croquemitaine est celui qui apparaît et disparaît. Une des actions principales de Coppelius est d’ailleurs d’apparaître. Le croquemitaine peut surgir n’importe quand, alternant entre caché et surgissant.

Quatrième effet : les mots qui font peur (le croquemitaine comme être verbal). Ce sont des mots qui apparaissent là où on ne les attend pas et engendrent un effet de sidération. La langue joue sur l’apparition et la disparition de certains mots.

Cinquième effet : les personnages sont croquemitainisés. Aucun personnage n’échappe à la fulgurance de la peur; tous les personnages sont croquemitainisés, et finissent par faire peur. Le père est construit comme une figure de peur : il raconte des histoires. Il présente aussi des ressemblances à Coppelius. À la fin, Nathanaël occupe les trois fonctions du marchand de sable : faire peur, endormir et lancer du sable…

Maîtriser la peur est une thématique intemporelle, à laquelle nous serons tous confrontés dans notre vie et qui doit faire partie de l’éducation des enfants. Devenir grand implique de savoir surmonter sa peur.

Faire l’expérience de l’altérité sert à se construire sa propre identité. Nathanaël construit les figures du proche comme des croquemitaines; il croquemitainise tout ce qui l’entoure.

Sixième effet : les topos et les clichés. (On doit repérer rapidement les clichés dans les textes.) Ce qui est intéressant, ce sont les clichés resémantisés. Certains clichés sont réinvestis, resémantisés par le texte (« l’amour au premier regard »; « les yeux sont les fenêtres de l’âme »).

Un septième effet pourrait concerner la croquemitainisation du narrateur : c’est un personnage effacé. Il surgit, là où on ne l’attendait pas; ce narrateur est étrange; c’est l’ami de Lothaire; il écrit au « je », puis passe au « il » (narrateur omniscient), comme un « je omniscient » (qui sait tout, ce qui fait peur).

Conclusion

C’est un conte à faire peur, qui fait peur. Le livre est présenté comme « un livre qui rend fou », qui a rendu fou un étudiant.

Le texte de Hoffman est en lui-même terrible, ce qui fait de l’auteur un croquemitaine lui-même.

Il faudrait revoir le versant éducatif de cette histoire (en quoi permet-elle de s’initier à l’altérité).