Ontologie du singulier vs épistémologie de l’universel (suite)
Comment connaît-on les premiers principes? Aristote croit que c’est l’intellect (noûs) qui est à même de pouvoir saisir les premiers principes, par un processus d’induction (passage du singulier au général, hexis).
La réponse réside dans les Secondes Analytiques, II, 19, 99b32-100b17.
Contexte : problème de l’origine des principes indémontrables à la base de toutes les démonstrations.
Contre la solution platonicienne de la réminiscence qui suppose l’existence d’une connaissance latente, mais innée (Ménon, 80d-e), au contenu non empirique.
Solution aristotélicienne : la connaissance de ce qu’il y a de plus haut semble paradoxalement plonger ses racines dans une modalité cognitive commune avec les animaux, la sensation.
Problème : comment connaissons-nous les premiers prinipes (indémontrables) et quel état (hexis) nous les fait connaître?
Réponse : à la première question, Aristote répond par l’induction (epagogé) depuis les données de la sensation; à la seconde, par le noûs.
Difficulté : le lien entre ces deux opérations ne va pas de soi.
Pour Aristote, c’est par induction que l’on parvient aux premiers principes.
Les différentes facultés :
- Plusieurs sensations forment un souvenir;
- Plusieurs souvenirs forment une expérience;
- Plusieurs expériences forment un jugement général;
- Au-delà, on suppose l’existence de premiers principes.
Dans l’extrait des Secondes Analytiques (II, 19 99b35-100a14), Aristote affirme explicitement une certaine continuité entre la sensation et l’acquisition des premiers principse à laquelle nous sommes disposés (hexis) par nature via notre intellect (noûs).
Lorsque parmi les choses indifférenciées l’une s’arrête, il y a un premier universel dans l’âme (et en effet, il est vrai que l’on perçoit l’individuel, mais la perception porte sur l’universel, par exemple sur l’homme et non sur l’homme Callias.
Difficulté : en quoi l’aisthèsis qui porte sur le particulier (τὸ καθ’ ἕκαστον), porte aussi, ou même plutôt sur l’universel (τοῦ καθόλου) — donc l’homme et non l’homme Callias.
Question psychologique avec un enjeu ontologique immédiat : l’universel est-il contenu dans le particulier ?
À nouveau, on s’arrête sur ces universels, jusqu’à ce que s’arrête ce qui n’a plus de parties et est universel, par exemple de tel animal jusqu’à tel animal, et on s’arrête de même sur ce dernier. Il est donc clair que nous prenons nécessairement connaissance des termes premiers par induction (ἐπαγωγή). En effet, la perception produit ainsi en nous l’universel.
La sensation ne porte pas sur l’universel, mias elle y conduit. Notre sensation est beaucoup plus complexe que celle des animaux irrationnelle. Nous ne sentons pas comme les animaux. Nous nous sentons comme des hommes capables d’intelligence; capables d’accéder à l’universel.
La sensation mène à l’universel par un mouvement inductif (il y a dictinction entre priorité chronologique et priorité ontologique/logique).
L’induction, passage de cas particuliers vers des énoncés universels, correspond à une hiérarchisation progressive de degrés de généralisation.
Problème : si les premiers principes (axiomes, mais aussi les genres, les espèces, soit les formes) sont simplement induits à partir de cas particuliers, leur réalité semble purement nominale.
Puisque parmi les états intellectuels (dianoian hexei) par lesquels nous saisissons le vrai, les uns sont toujours vrais alors que les autres admettent le faux, comme l’opinion (doxa) et la calcul (logismos), alors que la science (epistèmè) et l’intellection (noûs) sont toujours vraies, et qu’aucun genre n’est plus exact que la science si ce n’est l’intellection, que les principes sont plus connus que les démonstrations et que toute science a lieu avec un raisonnement, il n’y aura pas de science des principes.
Or puisque rien ne peut être plus vrai que la science si ce n’est l’intellection, il y aura intellection des principes : ceci résulte des considérations et du fait que la démonstration n’est pas principe de la démonstration ni la science principe de science.
Si donc, outre la science, nous ne possédons pas d’autre genre vrai, l’intellection sera le principe de la science. Et le principe sera vis-à-vis du principe comme la science toute entière vis-à-vis de son objet tout entier.
Comment articuler :
- l’uniersel accessible à partir des sensations via l’induction (epagogè) (101b3-4) avec
- l’intellect portant sur les premiers principes (100b12)?
Quel est le rapport de la sensation à l’universel?
Ce qui reste à examiner :
- en quoi la sensation est à sa façon un lieu pour les formes, même s’il s’agit de formes sensibles;
- quel est le rapport entre l’intelligence qui a l’intuition des intelligibles (les formes) et la sensation qui porte sur les sensibles, tout en portant aussi sur l’universel.
Sur ce point, il y a débat parmi les commentateurs :
- Lecture dite orthodoxe considère, à la suite de T. Irwin, Aristotle’s First Principles, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 134-136, que (i) le noûs fonctionne de façon intuitive et (ii) que l’induction requiert un acte d’intuition pour la compléter ou la parfaire, (iii) les sensations perçues par le biais des organes sensoriels sont en elles-mêmes incapables de percevoir autre chose que les qualités sensibles.
- J. Barnes, Posterior Analytics, trad. and commentary, Londres, Clarendon Press, 1994 (2éme ed.) voit dans l’interprétation orthodoxe une tentative de réconciliation forcée et problématique entre un *noûs* intuitif et une induction empirique incapable d’atteindre les premiers principes sans le secours de l’intuition intellectuelle. Le noûs et l’induction constituent deux méthodes d’acquisition des principes incompatibles. pour P. Biondi, “Aristotle’s Analysis of Perception”, Laval Théologique et Philosophique, 66, 2010, p. 13-32 : le noûs joue un rôle dans le processus inductif, tout en ne s’y réduisant pas. La perception humaine est une perception de l’universel, en tant qu’il se trouve dans les choses particulières, parce que l’unité de la substance individuelle garantit l’unité de l’acte de perception (1ère = condition de la 2ème), qui est une activité conjointe des sens et de l’intellect. L’induction est elle-même subordonnée au noûs et trouve sa raison d’être dans la disposition noétique.
Penser sans cerveau : l’intellect dénaturalisé
L’erreur peut survenir dès lors qu’il y composé (l’âme ne se trompe pas dans le cas des choses sensibles).
Les données de la sensation ne sont que des intermédiaires pour nous donner des attibuts accidentels (par exemple, la coulueur blanche) qu’on associe naturellement (mais non essentiellement) au sujet qu’on voie (par exemple, le fils de Diarès : nos sens ne nous informent pas qu’il s’agit du fils de Diarès, et surtout pas la couluer blanche, mais notre perception passe par des intermédiaires sensoriels).
On parle enfin de sensible par accident dans le cas, par exemple, où le blanc se trouve être le fils de Diarès. C’est, en effet, par accident que ce dernier fait l’objet d’une perception, parce qu’il se trouve accidentellement lié au blanc que l’on perçoit. C’est aussi pourquoi le sens ne subit aucune affection comme telle, de la part de ce sensible. (DA, I, 6, 418a20-24)
Du point de vue du sujet percevant, ce qui est perçu en premier sont les sensibles propres. Mais la perception immédiate des sensibles est une condition de la perception indirecte des sensibles par accident.
On perçoit d’abord une couleur blanche; la couleur blanche est donc accidentellement le fils de Diarès.
Implications :
- la substance individuelle n’est pas épuisée par ce qui phénoménalement apparaît d’elle
- le sujet percevant doit avoir une autre capacité perceptive que la sensation, s’il est capable de percevoir quelque chose qui n’est pas sensible (par soi).
En d’autres termes, le sujet substantiel échappe à la sensation qui n’en perçoit que les accidents.
Ce qui fait l’unité d’un individu, ce qui fait l’individualité d’un sujet, ne se réduit pas à la collection de toutes les informations sensibles que nous livrent les sensations — il y a autre chose.
Il faut l’intervention de l’intellect (le noûs) pour actualiser la sensation, lui donner un sens.
Les qualités et attributs sont perçus directement, mais la substance l’est indirectement, et ce, pour des raisons « métaphysiques », un accident ne pouvant exister de façon autonome.
- La nature substantielle (essence) des substances individuelles est l’objet essentiellement perceptible par le noûs. Cet objet existe au moins en puissance dans les apparences phénoménales.
- La substance individuelle perçue comme un tout, depuis la perspective de sa nature essentielle, est l’objet de la perception sensitive qui en fait est l’activité conjointe de l’intellect et des capacités sensitives;
- L’universel correspond aux notions unes, non composées, indivisibles (voir Texte 4 : DA, II, 5, 417b20-28 : similitude sensation et theôria)
- L’objet de l’intellect (to noèma) est identifié à l’indivisible (to adiaireton) (DA III, 6 430a26-b20).
Extrait de Métaphysique, Θ 10, 1051b22-25 :
De même que le vrai, dans ces cas
, n’est pas le même, de même l’être; mais le vrai, c’est le fait d’entrer en contact avec l’objet et de l’énoncer (en effet, énoncer n’est pas la même chose que juger, alors qu’ignorer, c’est ne pas être en contact).
Dans les indivisibles, le vrai ne s’oppose plus au faux, mais simplement à la privation de toute connaissance. À un niveau ontologique, ces objets non-composés n’existent jamais en puissance, ils sont par conséquent entier et toujours en acte.
Difficulté : Aristote déduit de la manière dont on connaît un objet son être néanmoins, en contexte
Explication : le présupposé aristotélicien est que la science en acte est identique à son objet.
L’opération qui saisit une telle notion indivisible est une appréhension immédiate, comparable à la vision ou au contact :
Donc, l’intellection des indivisibles a lieu dans les cas que ne concerne pas l’erreur. Là où, par contre, il y a place et pour le faux et pour le vrai, il y a d’emblée une certaine composition des concepts lorsque ceux-ci forment une sorte d’unité.
L’essence peut être construite par une analyse inductive, mais ce qui fait son unité (comment les éléments sont reliés à l’intérieur d’une chose) est sa cause formelle. Le tout est plus que la somme de ses parties (la maison est plus qu’une collection de briques mises ensemble).
Synthèse
La forme dans l’objet sensible est transmissible à l’âme : c’est ce que l’âme peut percevoir de l’objet extérieur. Ce qui suppose une forme d’identification (percevoir la forme, c’est s’identifier à cette forme) à son objet, mais aussi une irréductibilité entre les deux.
La forme dans le sensible se transmet comme si elle pouvait être séparée de telle portion de matière, mais sans jamais pouvoir en être complètement séparée, à la manière d’une empreinte.
La sensation est un processus d’abstraction, de séparation de la forme par rapport à la matière de l’objet externe dont elle est une détermination.
La sensation, c’est aussi un début d’internalisation de la forme de l’objet externe, opération qui se prolonge ensuite au niveau de la phantasia et de la mémoire, et enfin dans le noûs qui perçoit en un sens la « forme des formes » sensibles (DA, III, 8 432a2-6).