Penser sans cerveau ou l’intellect dénaturalisé
La vie de l’esprit et ses limites humaines : les aspects éthiques de la question
Pourquoi ce long détour par le De Anima?
La science recherchée est d’abord une disposition de l’âme, la sagesse (EN VI, 7, 1141a17-20), i.e. un état habituel (hexis) par lequel on se rappporte aux premiers principes.
Soit une façon de vivre, concentrée vers la vie de la pensée et le plaisir pur qu’on peut en tirer.
Or, vivre selon notre intellect revient à vivre selon une partie de nous-mêmes séparée (choriston) du composé matière-forme.
Enjeu théorique : en quel sens l’intellect est-il vraiment séparé du corps, du reste de notre âme (De Anima, III, 4-5)?
Enjeu pratico-éthique : jusqu’où pouvons-nous vivre notre vie comme si nous étions séparés du corps?
Penser revient à s’identifier à la meilleure part de nous-mêmes (EN, X, 6-9)
Que ce soit donc l’intellect (noûs) ou quelque autre faculté qui soit regardé comme possédant par nature le commandement et la direction
et comme ayant la connaissance des réalités belles et divines, qu’au surplus cet élément soit lui-même divin ou seulement la partie la plus divine de nous-mêmes, c’est l’acte de cette partie selon la vertu qui lui est propre qui sera le bonheur parfait (EN, X, 7, 1177a13-17)
Conséquence politique : l’esclavage comme impensé de la vie théorétique (voir M. Diagne, « L’esclavage comme le non-dit de la vie théorétique », dans Penser avec Aristote, M.-A. Sinacoeur (dir.), Paris, Érès, p. 589-594).
Le bonheur de la vie théorétique est celui qui en nous est « séparé ».
En quel sens l’intllect est-il séparé?
- L’intellect nous sépare autant que possible des conditions matérielles de la vie (EN, X, 6-9): « le bonheur du noûs est séparé » (EN, X, 8, 1178a22)
- L’exercice de l’intellect est indépendant de la présence d’un objet extérieur : « Quand
est capable de déployer son activité par elle-même […] elle est alors capable de se penser elle-même. » (DA, III, 4, 429b7-9).
Limite : la pensée humaine par intermittence
Mais une vie de genre sera trop élevée pour la condition humaine : car ce n’est pas en tant qu’homme qu’on vivra de cette façon, mais en tant que quelque élément divin est présent en nous (EN, X, 7, 1177b26-28 trad. J. Tricot)
(Aussi : texte Méta. A, 2, 982b28-983a23)
Pourquoi ne peut-on pas penser en permanence?
L’injonction à s’immortaliser par la philosophie (« l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortaliser et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui », EN, X, 7, 1177b33-34) ne peut qu’être relativisée, ramenée à des limites humaines (cf. La fatigue de penser : DA, II, 12 ; III, 4, 430 a1-10, a30 et EN, X, 4, 7, Méta. Λ 7 et 9).
Il y a en l’homme une aspiration à dépasser ce dont on est capable.
Penser la pensée
Enjeu des chapitres 4-5 du livre III du De Anima.
Quant à la partie de l’âme qui lui permet de connaître et de penser, qu’elle soit séparable ou encore qu’à défaut de l’être en grandeur, elle le soit en raison, il faut examiner quel est son trait distinctif et comment l’intelligence peut bien arriver à opérer. (DA, III, 4, 429a9-13)
Enjeu de séparabilité de l’intellect envisagé par rapport à ce dont les sens sont inséparables, soit le corps.
L’intellect comme tabula rasa
Si, donc, l’opération de l’intelligence se compare à celle du sens, ou bien elle consistera à subir quelque chose sous l’effet de l’intelligible, ou bien elle sera une autre opération du même genre. Il doit donc y avoir un principe impassible , mais capable de recevoir la forme, un principe tel en puissance que celle-ci, mais qui n’est pas celle-ci. Et la relation du sensitif aux sensibles doit être celle de l’intelligence aux intelligibles. Dès lors donc qu’elle saisit tout, l’intelligence doit être nécessairement sans mélange, comme dit Anaxagore, de manière à dominer son objet, c’est-à-dire, de façon à pouvoir connaître. L’interférence de l’étranger crée, en effet, un obstacle et doit faire écran. De sorte qu’elle ne peut même avoir la moindre nature, en dehors de celle qui consiste à être un possible ! (trad. Bodéüs modifiée)
Trois conclusions :
- Première conclusion (a priori surprenante) : l’impassibilité du *noûs*.
- Deuxième conclusion : l’indétermination du noûs ou l’image de la « table rase ».
- Troisième conclusion: l’intellect n’est pas mélangé au corps et est différent du reste de l’âme (vu plus loin).
Le noûs est un « possible »; il est sans détermination. D’où la comparaison : « il doit en être comme sur une tablette où rien ne se trouve d’actuellement écrit, ce qui est très précisément le cas de l’intelligence. » (430a1-2)
L’intellect ne doit être actuellement rien en lui-même, pour être potentiellement tout.
Penser ne requiert pas un corps
Par conséquent, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme – et, par là, j’entends ce qui permet à l’âme de penser de façon discursive et d’assumer des croyances (*) – n’est effectivement aucune des réalités avant de penser. C’est pourquoi, en bonne logique, elle ne se trouve pas non plus mêlée au corps. Car elle aurait alors une qualité, devenant chaude ou froide, et elle disposerait de quelque organe, comme la faculté sensitive, alors qu’en fait elle n’en a aucun [raisonnement par l’absurde]. L’on a donc bien raison de dire aussi que l’âme est le lieu des formes, sauf qu’il ne s’agit pas de l’âme toute entière, mais de l’âme intellective, et que les formes n’y sont pas réellement, mais des formes potentiellement. (trad. Bodéüs modifiée)
Conclusion : l’intellect n’est pas mélangé au corps et est différent du reste de l’âme :
Par ailleurs, l’impassibilité du sensitif ne ressemble pas à celle de l’intellectif. On le voit dans le cas des organes sensoriels et du sens. Le sens ne peut, en effet, percevoir le sensible quand le sensible a été violent. Ainsi, percevoir un son à la suite des grands bruits ou, après l’impression des couleurs et des odeurs fortes, avoir une sensation visuelle ou olfactive. Alors que l’intelligence, quand elle a saisi un intelligible de haut niveau, ne saisit pas moins distinctement les choses qui sont d’un degré inférieur d’intelligibilité ; elle les saisit, au contraire, encore mieux. C’est que le sensitif ne va pas sans le corps, tandis que l’intelligence en est séparée.
L’intellect est bien séparé du corps, d’où son apathie.
Jusqu’ici, la séparabilité de l’intellect est encore compatible avec une version strictement humaine.
Un certain nombre de difficultés vont cependant conduire au dédoublement de l’intellect (DA, III, 4, 429b22-430a9) :
- Comment une intelligence impassible peut-elle penser, sachant qu’elle doit bien penser quelque chose?
- À moins, qu’intellectif et intelligible soient identiques? Auquel cas, il faut poser soit (a) que tout objet intelligible est lui-même intelligence, ou que (b) l’intelligence est à elle-même son objet intelligible.
Solution : l’intelligence s’identifie aux intelligibles, mais en puissance.
Pourquoi dédoubler l’intellect?
La pensée étant une passion, elle suppose deux facteurs distincts :
- Une chose capable de subit un tel changement.
- Une chose qui par son action peut produire un tel changement – ce qui va relativiser l’idée que l’âme se pense elle-même (DA, III, 4, 429b7-9).
L’analogie avec la matière et le moteur (cause matérielle et cause motrice)
Tension :
- Pour la sensation, c’est la présence de l’objet sensible extérieur qui va provoquer l’actualisation du sensitif.
La solution ne peut être la me^me pour l’intelligible, sinon cela reviendrait à reproduire l’explication platonicienne des Idées. - Mais ces intelligibles ne sont pas de simples productions de l’esprit.
L’intellect est mû par l’intelligible (Méta. Lambda, 7, 1072a30).
Pourquoi la présence de l’intelligible ne suffit pas à expliquer l’intellection?
Réponse d’Aristote : l’intelligible est reçu par l’intelligence mais aussi produit par l’intelligence!
L’intellect moteur ne s’arrête jamais de penser
[…] Or il est exclu que l’intelligence tantôt opère, tantôt non.
Le problème de l’immortalité
En quoi cet intellect peut-il une fois séparé, se réduire à son essence (ce qui suppose son éternité et son immortalité) s’il n’est pas divin?
Il peut s’agir soit :
- de l’intelligence des êtres divins;
- de l’intelligence de l’homme, une fois séparée du corps;
- de l’intelligence humaine, mais seulement quand elle est en train de penser en acte, « quand il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée » (Méta, lamda, 9, 1075a7-8).
L’intellect agent n’a pas de mémoire
Nous avons, d’autre part, des défauts de mémoire parce que, si cette essence est impassible, l’intelligence propre à subir les impressions est, elle corruptible et que, sans elle, on ne pense rien.
L’intellect séparé, qui vient du dehors (DA, I, 4, 408b18; GA, II, 3, 736b27-29), est connaturel à l’homme, il lui est accordé dès sa naissance.