Étude critique du code: Are.na: un autre web social?

Introduction générale: malaise dans le web social

Au tournant des années 2000, le web devient de plus en plus interactif: c’est la naissance du web dit «social», ou web 2.0. Après le web 1.0, caractérisé par une toile de documents consultables exclusivement en lecture seule, il devient possible aux internautes de modifier les éléments de cet espace numérique par l’entremise d’interfaces web. Cette révolution majeure s’avérera cependant captive d’un nombre restreint d’acteurs privés qui auront tôt fait d’en contrôler le marché – et qui, dès lors, décideront des modalités. Dans l’urgence de sauver leur entreprise, les fondateurs de Google inventent à la fin de l’an 2000 ce qui deviendra le modèle d’affaires par défaut des grandes entreprises de la Silicon Valley: le capitalisme de données, que certains énoncent par «capitalisme attentionnel» ou plus récemment «capitalisme de surveillance» (Zuboff 2019). La pérennité des services est assurée par la captation, puis le traitement des données produites des internautes (que ceux-ci aient ou non consciemment cédées) permettant un ciblage publicitaire personnalisé, vendu à prix fort à des annonceurs. Ce type de commerce a mené les entreprises à développer des stratagèmes qui automatisent la collecte, le stockage, l’analyse, la modélisation et enfin (mais surtout) la redirection des comportements des internautes (surtout à des fins de contrôle publicitaire), l’un des plus importants effets délétères de ce type de marché et désormais bien documenté (Zuboff 2019).

Les espaces numériques qui ne soient pas soumis aux impératifs d’extraction de la part des géants de l’information (et donc, de la surveillance de masse et à ses exernalités négatives) se font de plus en plus rares. Pierre Lévy parle d’un «désenchantement» à l’endroit du web social:

L’heure est au désenchantement chez les premiers enthousiastes de la communication numérique. Les données privées des utilisateurs sont exploitées sans scrupules par les grandes plateformes. De toutes parts, la propagande politique utilise les techniques de pointe du big data et de l’intelligence artificielle pour manipuler le nouvel espace politique. Les discours de haine sèment les fleurs du mal sur les médias sociaux.

Pierre Lévy, Le rôle des humanités numériques dans le nouvel espace politique

Ce «nouvel espace anthropologique» pour reprendre l’expression de Lévy employée en 1994 est aujourd’hui presque entièrement dominé par une oligarchie d’intérêts privés, où la moindre interaction s’inscrit dans un incommensurable ensemble de données capitalisable à l’insu de l’internaute qui la produit. Quelles promesses le web social peut-il encore tenir si ce n’est celui d’un bonheur ignorant?

Dans cet article, nous examinons la proposition d’Are.na en la confrontant au modèle des grandes plateformes qui dominent l’espace social numérique. Pour ce faire:

  • nous interrogerons certains énoncés et valeurs promus par l’entreprise à travers la documentation sur ses propres sites web ainsi que dans les discours de la presse;
  • en outre, nous exaimerons l’usage de l’expression «outil de recherche», qui est l’un des principaux usages publicisés de la plateforme, ainsi que la part occupée par les «algorithmes» dans le discours;
  • à partir d’éléments de l’interface utilisateur, nous examinerons dans quelle mesure la plateforme s’écarte – mais se rapproche parfois aussi – des grandes plateformes «sociales»;
  • nous nous pencherons en particulier sur les profils des créateurs et sur les interfaces que ceux-ci proposent aux utilisateurs, en les confrontant aux paradigmes dominants des grandes plateformes;
  • enfin, nous nous intéresserons à l’appropriabilité de la plateforme par la communauté, d’une part à travers la perspective des usages et des narrativités et d’autre part à travers la manipulation du médium lui-même par le code.

Nous espérons ainsi apporter des nuances à la proposition de la plateforme en esquissant les limites de certaines promesses et situer, avec un regard critique, son inscription dans le paysage numérique actuel.

Qu’est-ce que Are.na?

Are.na se présente comme une plateforme web permettant à ses utilisateurs de partager des contenus numériques – images, hyperliens, fragments de texte, mais aussi des fichiers de toutes sortes – sous forme de «blocs» et organisés en «canaux».

Capture d’écran du canal servant à rédiger le présent texte sur la plateforme Are.na.

Capture d’écran du canal servant à rédiger le présent texte sur la plateforme Are.na.

Selon une description affichée sur son site web (en anglais uniquement):

Are.na is a visual organization tool designed to help you think and create. It lets you build simple collections of content by adding links and files of any kind. Connect ideas with other people by collaborating privately or building public collections for everyone.

With no ads, likes, or recommendations, Are.na is a more mindful space where you can work through any project over time. It’s a place to structure your ideas and build new forms of knowledge together.

Conçue pour «créer et penser», Are.na est présentée comme un «outil» dont l’interface au caractère léger et minimal, «laissant» à l’utilisateur la possibilité de construire des collections en effectuant des ajouts et en effectuant des «connexions» au sein de la communauté. La plateforme propose aux utilisateurs de procéder par des associations libres plutôt que par des liaisons sémantiques (avec des mots-clés et des champs dédiés). Are.na est ainsi présentée comme un «outil de recherche» (research development tool)1, mais il est important de souligner qu’elle est conçue «par des gens créatifs pour des gens créatifs» (for creatives by creatives) dont l’intention a vraisemblablement plus à voir avec la création d’espaces d’inspiration (sous forme de «planches visuelles» ou moodboards) que de «recherche» au sens institutionnel.

La deuxième partie de la description répond implicitement au constat de désenchantement vis-à-vis de l’offre actuelle des plateformes qui dominent le web social. À l’aune d’événements charnières qui ont participé à diffuser les questions d’économie de l’attention dans la sphère publique médiatique (les révélations d’Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse en 2013 auquel la plupart des géants de l’informatique ont participé ou encore le scandale Cambridge Analytica en 2018), nous supposons qu’il s’agit de thématiques désormais familières auprès du grand public et non plus seulement d’une communauté d’experts. Il s’agit donc d’un argument visant à susciter l’adhésion des membres potentiels, par contraste avec les dispositifs socionumériques comme Facebook ou Pinterest qui exploitent les données béhaviorales des internautes à des fins de rentabilité. Les logiques extractives découlant de ces opérations ayant mené au déploiement d’interfaces addictives particulièrement performantes (publicités ciblées en fonction des données de profilage, envoi de notifications, présentation de contenus tiers par l’entremise d’algorithmes de recommandations), la promesse d’un environnement plus consciencieux (mindful) aurait probablement un écho positif chez les internautes qui chercheraient à mieux employer leur temps ou à reprendre le contrôle sur leur santé (physique ou mentale) (Baron 2019) ou encore sur leur bien-être (Dibb 2019).

Are.na est gérée comme une entreprise. Elle est présentée comme étant «au service de la communauté qu’elle sert», répondant à ses utilisateurs plutôt qu’à des annonceurs. Parmi ses sources de financement, on compte:

  • les utilisateurs «premium» qui choisissent de payer une mensualité (pour un service bonifié);
  • des mécènes réguliers ou ponctuels;
  • des investisseurs.

Comme nous verrons plus loin, un modèle d’affaires où la communauté est en partie «propriétaire» de la plateforme apparaît prometteur, mais la viabilité de l’entreprise n’est pas encore garantie.

Enfin, Are.na se présente en «code source ouvert par défaut» (open source by default). Nous verrons ce que cette ouverture couplée aux usages peut signifier.

Examinons à présent certaines promesses et valeurs mises de l’avant de la plateforme.

De l’usage du terme «recherche»

L’un des usages mis de l’avant est celui d'«outil de recherche», expression que nous commencerons par interroger.

De quel type de recherche parle-t-on ici? La plateforme ne vise probablement pas la production de connaissances (au sens épistémologique dans le champ des sciences humaines et sociales par exemple). Si ce n’est pas l’objectif souhaité par la plateforme, il vaut donc mieux définir quel type de «recherche» elle permet de faire pour éviter la confusion qu’elle pourrait susciter dans le contexte universitaire. Comme nous l’avons évoqué plus tôt, Are.na a été créée par des individus issus des industries «créatives». L’usage du terme «recherche» dans ce contexte renvoie plus probablement à la cueillette d’éléments d’inspiration, que ce soit dans le but de réaliser un mandat ou simplement de constituer un cabinet de curiosités. En fait, la plateforme est conçue principalement dans une perspective d’exploration visuelle, permettant de sauvegarder «des morceaux d’information qui accrochent l’œil» (pieces of information that catches the eye) pour reprendre l’expression de Charles Broskoski, l’un des cofondateurs d’Are.na:

It’s a way to put images, text, links, and files into a visual space where you can make sense of what you are looking at on the internet

Si le site prétend être peu prescriptif du point de vue des usages2, la propension qu’on y retrouve pour des contenus visuels (blocs d’images, aperçus de sites web générés automatiquement) confirme une première tendance très forte. La revendication que l’on peut retrouver sur le site web:

Built by artists, designers, and creative entrepreneurs

témoigne de l’orientation implicite des usagers potentiels: un public qui ressemble aux créateurs de la plateforme (issus des sphères de l’art, du design et de l’entrepreneuriat). Notons qu’il ne s’agit pas ici de dire qu’il y aurait des formes de recherche non créatives (Anthony Masure (2018: 45) souligne au passage l’absurdité de supposer qu’une recherche, même analytique, ne le soit pas), mais que les usages prévus dans les commuanutés de designers-entrepreneurs travaillant en entreprise (qui ne peuvent à eux seuls se réclamer de la «créativité») ne conviendraient potentiellement pas aux pratiques dans d’autres domaines, celui de la recherche universitaire en sciences humaines et sociales ou du catalogage en muséologie pour ne prendre que ces exemples, où les détails de documentarisation et les formats d’échange de données comptent beaucoup plus que leur attrait visuel. Si n’importe qui peut utiliser la plateforme, celle-ci n’est en revanche pas conçue pour tous les usages ni pour tous les contenus. Le gabarit unique de forme carrée auquel tous les éléments sont soumis peu importe leur «type» (image, lien, texte, etc.) traduit certes la volonté avouée des auteurs d’Are.na de ne pas hiérarchiser les morceaux d’information, mais force est de constater que ce modèle convient particulièrement aux images et aux maquettes graphiques – bien plus qu’aux blocs de texte ou aux sites web dont la prévisualisation est visuellement médiocre.

On parle d'«infobésité» pour désigner le problème de saturation d’information à laquelle nous sommes exposés. Le cofondateur Charles Broskoski inscrit le rôle de sa plateforme précisément dans ce contexte lorsqu’il affirme que

We live in an era where the big problem isn’t accessing information, but making meaning from information3.

Comment Are.na permet-elle de «faire sens» (make sense) des éléments d’information? Encore sur la question des usages, la plateforme propose aux utilisateurs de faire émerger des relations signifiantes où le mode priviliégié est celui de la pensée associative, c’est ce dont la page «À propos» se réclame:

Are.na helps you develop ideas organically through ==associative thinking==.

La «recherche» selon Are.na mise donc sur le caractère exploratoire des utilisateurs et les «connexions» effectuées par ceux-ci au sein de la plateforme. À quoi correspondent les promesses d’un espace plus signifiant? Signfiant pour qui? Si le mode d’organisation de l’information est organique, il n’est pas sémantique. L’heuristique de l’association libre peut ainsi être signifiante pour les utilisateurs qui font individuellement l’expérience de l’interface d’Are.na; néanmoins, dans la perspective plus générale d’une intelligence collective (Lévy 1994), l’information n’est pas formalisée de manière favoriser la fluidité et l’interopérabilité de l’information, en particulier en vue de l’interprétation par une machine. On peut lancer une recherche dans une collection spécifique ou le site en entier, il n’est pas possible de sémantiser sa requête comme on pourrait le faire pour un catalogue de bibliothèque par exemple (en spécifiant l’auteur, la date ou l’édition précise d’un document). De plus, la plateforme n’encourage ni ne rend possible les pratiques visant à accroître le référencement sémantique (il n’est pas possible de décrire une ressource avec un vocabulaire contrôlé, comme Dublin Core). Une image téléchargée sur la plateforme dont le nom de fichier serait IMG_1234.jpg sera signifiante pour l’utilisateur qui la visualise, son utilité pour la commuanuté dépendra surtout de son éditorialisation (inscription d’un titre plus descriptif, indexation dans des canaux thématiques) qui est de toute façon extrêmement limitée sur la plateforme. La pensée associative (archiver et classer des mémoires savantes) ou «pensée catalogante» (Masure 2014) présente certains avantages; mais tant qu’Are.na ne proposera pas les fonctionnalités d’une base de données sématique, ses potentialités en matière d’intelligence collective seront limitées, voire totalement inopérantes. La simplicité d’organisation des éléments d’information sur Are.na, organique et intuitive, s’accompagne en revanche d’une importante faiblesse sur le plan sémantique, si bien que le problème de départ n’est que repoussé: à force de collectionner des éléments d’information sans une structuration minimale, on risque de se retrouver à nouveau dans une mare informationelle non indexée qui s’avérera peu résiliente face au temps. Enfin, soulignons que si l’information d’un projet de recherche donné s’appréhende mal selon une modalité d’organisation visuelle qui procède par association libre, alors il vaudrait peut-être mieux se tourner vers d’autres solutions qui répondent mieux aux besoins documentaires des pratiques de recherche.

Algorithmes et économie de l’attention

Le terme «algorithme» semble avoir acquis une connotation négative depuis sa diffusion dans l’espace public, désignant des dispositifs qui filtrent, trient et ordonnent automatiquement les informations en fonction d’un profil donné. Les utilisateurs des «fils de nouvelles» de Facebook, Twitter ou Instagram (pour prendre un exemple de la vie courante) se rendent rapidement compte que les contenus ne sont pas présentés dans le strict ordre chronologique, mais en fonction de leur pertinence calculée par des algorithmes de tri (les contenus les plus susceptibles de susciter de l'«engagement» sont affichés en premier, en ordre décroissant de leur pertinence anticipée) et de recommandation (d’autres contenus susceptibles de plaire à un utilisateur donné). De plus, ce ne sont généralement pas toutes les publications qui apparaîtront dans le fil de l’utilisateur (puisque la quantité d’information est simplement trop importante), ce qui mène à la formation de «bulles de filtre» où des pans entiers d’information sont éclipsés de la fenêtre informationnelle d’un utilisateur donné, ce qui risque fortement d’en affecter sa représentation de la réalité. Ainsi, des requêtes identiques effectuées par des individus aux allégences politiques différentes peuvent donner des résultats bien différents sur le moteur de recherche Google (DuckDuckGo 2018). Par la forte présence de ce phénomène dans les interfaces utilisateur à l’échelle mondiale (au moment d’écrire ces lignes, Facebook compte plus de 2,7 milliards d’utilisateurs actifs (Statista 2020)) et aux nombreuses manchettes à ce sujet dans l’espace médiatique, nous supposons que les effets délétères des algorithmes de tri sont relativement connus du grand public et que ces derniers attirent de plus en plus une certaine méfiance à leur égard («Qui a peur des algorithmes?» titre le récent numéro de la revue d’art et politique Liberté).

Lorsque le média d’affaires américain Fast Company sous-titre «pas de publicités, pas d’algorithmes» (no ads, no algorithms) dans un article paru en 2018 qui présente la plateforme Are.na (Schwab 2018), il suppose spécifiquement l’absence d’algorithmes de tri – ceux qui font l’objet d’une «paranoïa» croissante parmi les utilisateurs de médias sociaux, pour reprendre les propos tenus dans l’article – dans l’interface utilisateur de la plateforme. Car il y a bel et bien un «fil» (feed) de contenus sur Are.na; seulement, celui-ci ne comporterait pas d’algorithmes qui «dictent ce que l’on voit» (there are no algorithms dictating what you see or when). Il est néanoins évident que les logiciels qui sous-tendent la plateforme comportent de nombreux «algorithmes» pris dans un sens strict et général (une série finie d’actions à exécuter dans un programme, par exemple récupérer vingt-cinq blocs en ordre chronologique, ou encore tous les canaux d’un utilisateur et les ordonner par ordre alphabétique).

Index des canaux de l’utilisateur Charles Broskoski sur Are.na. Les canaux sont affichés en ordre alphabétique.

Index des canaux de l’utilisateur Charles Broskoski sur Are.na. Les canaux sont affichés en ordre alphabétique.

Le fil d’actualités affiche par défaut les événements les plus récents auxquels l’utilisateur s’est abonné (par exemple, lorsqu’un nouveau bloc est ajouté à un canal), mais il est également possible d’explorer tous les blocs et canaux récemment «mis à jour» (updated), ou encore dans un ordre complètement aléatoire (random).

En cherchant à se dégager des grandes plateformes qui capitalisent sur l’attention des usagers, Are.na se revendique elle-même dépourvue de la vilaine triade qui les caractérise, à savoir les publicités (contenus non sollicités), les mentions «j’aime» (forme de sociabilité fantôme) et, enfin, les fameux algorithmes (qu’on accuse d’être manipulateurs). Dans un document à l’intention des acteurs du milieu de l’éducation, on retrouve par ailleurs la formulation suivante inscrite sur la première page4, que nous pourrions interpréter comme une forme d’argument de vente:

Are.na is free of ads, “likes,” and algorithms because we believe your attention is not a product. We’re building a more mindful space for cultivating knowledge on the web.

Revendiquer l’absence d’algorithmes représente plus une forme de rhétorique de l’ordre du discours que de la réalité technique. Are.na exclue vraisemblablement un type bien particulier d’algorithmes, celui qui est responsable de présenter l’information selon une logique de pertinence automatisée, dissimulée, nourrie des interactions utilisateur. Les algorithmes retenus par la plateforme seraient plus neutres, puisqu’ils ne fonctionneraient pas selon un mécanisme qui introduirait un biais intangible à travers le traitement des données dans une boîte noire algorithmique (comme le fait Instagram lorsqu’il présente le fil de photos dans un ordre non chronologique, que l’utilisateur ne peut même pas paramétrer). L’utilisateur ne dispose que d’une interface limitée: les événements de son fil d’actualité sont affichés en ordre antéchronologique strict (du plus récent vers le moins récent) auxquel il a fait le choix conscient de s'«abonner», ou alors il peut choisir l’interface d’exploration qui permet d’afficher tous les blocs et canaux de la plateforme soit en ordre décroissant de date de modification, soit en ordre complètement aléatoire. Il y a donc une symmétrie supposée entre le résultat attendu et le resultat escompté, avec ou pas de place pour une manipulation éditoriale ou algorithmique. Voilà en somme la neutralité revendiquée par l’expression «aucun algorithme». Nous pourrions critiquer davantage l’énoncé d’Are.na en pourfendant la conception de l’attention comme «produit», proposition souvent entendue pour insister sur le caractère illusoire gratuité des services en ligne: «si c’est gratuit, c’est parce que c’est toi le produit». Cette affirmation véhiculerait une conception erronnée, voire trompeuse de la réalité qu’elle chercherait à expliciter: les utilisateurs ne seraient pas un produit, mais représentent plutôt la source de matériau brut du nouveau système économique et politique appareillé par les dispositifs algorithmiques de masse, le régime instrumentarien théorisé par Shoshana Zuboff dans The Age of Surveillance Capitalism (2019), que nous ne détaillerons pas ici.

Pas d’algorithmes, ou alors pas d’algorithmes de recommandation comme l’indique une formulation plus consensuelle de l’argument de vente d’Are.na sur sa page «à propos»:

With no ads, likes, or recommendations, Are.na is a more mindful space where you can work through any project over time. It’s a place to structure your ideas and build new forms of knowledge together.

Ce que propose Are.na est un espace sans suggestions intrusives ou distrayantes, un espace où l’attention des utilisateurs serait laissée entre leurs mains. Are.na propose en ce sens un espace socionumérique connecté radicalement distinct des environnements numériques dessinés par les grandes plateformes qui capitalisent sur les comportements des internautes, logique desservie par les programme de mesure, de captation, d’analyse et de prédiction des comportements visant à augmenter le temps passé sur la plateforme. Ce qui peut sembler comme une régression dans la complexité technologique est une révolution dans l’économie de l’attention, il semble que ce soit dans cet axe que s’ancre la proposition d’Are.na:

our world is rich in information and poor in attention.

Faisant référence à la prolifération de distractions dans les environnements numériques, Broskoski installe son produit dans le marché attentionnel des internautes, qui a été lourdement écorché depuis l’explosion des usages commerciaux sur le web (fenêtres intempestives, bandeaux sponsorisés, inscriptions à des infolettres, etc.). Son discours est d’ordre économique, ce qui n’est guère surprenant puisqu’Are.na est gérée par une entreprise:

Attention is a finite resource, and how we choose to spend our attention online is, in some ways, a direct reflection of where human culture has gone in an era where access to information is basically unlimited.5

Parler de l’attention comme d’une «ressource» finie qu’il revient aux internautes de dépenser, est-ce compatible avec l’intention avouée de ne pas la considérer comme un «produit»? Are.na propose une solution où ce sont les utilisateurs, et non les designers ou leurs commanditaires, qui choisissent de la répartir. Si les paradigmes économiques semble opportuns et actuels pour traiter des activités cognitives en ligne, Are.na demeure près du vocabulaire transactionnel et entrepreneurial des entreprises qui ont mercantilisé les interactions sociales des internautes. En cherchant à augmenter leur base d’utilisateurs dans le but avoué d’en assurer la rentabilité, Are.na s’inscrit tout de dans un modèle d'«acquisition d’utilisateurs» (user acquisition) au sein d’une plateforme privée et centralisée. Outre sa rhétorique promotionnelle, la plateforme encourage le référencement organique en octroyant un rabais de 15% aux utilisateurs qui parviennent à faire inscrire au moins 3 amis.

Référencement organique: Are.na propose un rabais aux utilisateurs qui parviennent faire inscrire au moins 3 amis.

Référencement organique: Are.na propose un rabais aux utilisateurs qui parviennent faire inscrire au moins 3 amis.

L’objectif annoncé? Engranger la somme de 27000$ par mois sur une base récurrente pour assurer la viabilité de la plateforme (et donc de l’entreprise, composée d’un nombre très restreint de membres, sous la dizaine). «Nous voulons que la plateforme soit suffisamment bonne pour que les utilisateurs soient prêts à payer pour l’utiliser» déclare Broskoski dans l’article de Fast Company (Schwab 2018), mais il affirme aussi dans un entretien au Art Direction Show que la plateforme, avec ses 120 000 comptes, serait déjà suffisamment rentable (voire plus que nécessaire) pour payer les factures ainsi que Broskoski et les autres employés.

Now we have around 120K accounts, our revenue is more than enough to pay our bills and us, and it’s growing more and more every month 6

Le plan de viabilité financière d’Are.na.

Le plan de viabilité financière d’Are.na.

Lorsqu’elle aura obtenu suffisamment de «parts de marché» du web social, Are.na résisterait-elle à l’offre d’acquisition d’un grand joueur comme Amazon (sur laquelle repose une bonne partie de son infrastructure) ou Facebook par exemple, comme cela est coutume depuis maintenant deux décennies? Puisqu’elle «répond à la communauté qu’elle sert» (c’est-à-dire, les membres payants), modifierait-elle ses pratiques sous la pression des partis prenants comme ses investisseurs, puisqu’il s’agit d’une entreprise qui carbure notamment au capital de risque (venture capital)? Peut-on vraiment affirme, comme le fait Broskosi, que la plateforme appartienne en partie à sa communauté simplement du fait que certains membres payent une mensualité? Il semblerait en somme qu’il faille considérer les promesses de l’entreprise avec précaution, notamment lorsqu’on examine de plus près les termes qu’elle emploie comme «algorithmes», «produits» et «ressources». Malgré les valeurs qu’elle met de l’avant, son discours relève toujours d’une rhétorique entrepreneuriale dans un «marché» si on peut le qualifier ainsi particulièrement mouvant, celui de «l’économie de l’attention» sur le web.

Écarts (et rapprochements) entre Are.na et les grands joueurs de l’espace social numérique

Are.na est fréquemment présentée par ses fondateurs en contraposition avec les médias sociaux, dont l’ubiquité dispense la présentation et dont nous avons évoqué les nuisances dans l’introduction. Par son interface minimaliste, Are.na semblerait provenir directement des temps plus primitifs du web.Le texte de l’interface affiche la police Arial, installée par défaut sur la plupart des terminaux informatiques, un choix sobre bien que peu élégant qui évite aux utilisateurs de télécharger des fichiers supplémentaires pour afficher la plateforme. Le polissage graphique et l’accompagnement explicatif auxquels nous ont habitués les plateformes numériques ne sont pas au menu. Malgré son esthétique aux airs brutaliste, Are.na est néanmoins développée avec les technologies de pointe de l’industrie du logiciel web, en témoigne la pile technique que nous présenterons prochainement. De plus, la Are.na incorpore certaines motifs d’interface fort répandues dans les grandes plateformes et qui ne sont pas dépourvues de critiques: un espace de notifications et le défilement infini (infinite scrolling). Bien qu’Are.na permette de masquer la composante des notifications, celle-ci est affichée par défaut dans le bandeau supérieur qui persiste à travers tout le site. Lorsqu’un utilisateur navigue à travers son fil d’actualité ou explore les canaux de la plateforme, de nouveaux éléments sont automatiquement chargés pour remplir davantage la page, si bien que le bas de la page est toujours repoussé et n’est virtuellement jamais atteint. Cette stratégie (dont l’invention est attribuée à Aza Raskin qui, au passage, admet regretter les effets qu’elle a eu sur la société) est bien connue par les concepteurs d’interfaces: elle permet d’éliminer les frictions d’utilisation (il n’est plus nécessaire de cliquer sur un bouton pour charger davantage de contenu ou de passer à la page suivante), encourageant donc les usagers à passer davantage de temps sur la plateforme.

Code ouvert, appropriabilité utilisateur, narrativités individuelles

There is no right or wrong way to use Are.na. It’s an open-ended space where you can organize your thoughts, projects, or research with anyone else.

L’un des principaux atouts d’Are.na consiste à permettre l’émergence d’usages et de pratiques par les utilisateurs eux-mêmes plutôt qu’en les prescrivant d’avance: selon les fondateurs, c’est à la commuanuté de nourrir la plateforme, de lui donner une couleur et d’en multiplier les usages créatifs. Ainsi, de nombreux utilisateurs développent leur propre système d’étiquetage et d’indexation en préfixant les canaux d’un caractère unicode spécial (emojis, ponctuation singulière). Au même titre que les mots-clés sur Twitter sont devenus des mots-clics (c’est-à-dire cliquables, interactifs) suite au constat que nombre d’utilisateurs étiquetaient leurs publicatoins d’un croisillion (#), Are.na permet une ouverture sur les usages.

Un exemple d’étiquetage des canaux par un utilisateur d’Are.na.

Un exemple d’étiquetage des canaux par un utilisateur d’Are.na.

À cet effet, Are.na se dit «open source par défaut», une posture enthousiasmante pour surtout pour les amateurs de développement logiciel. Le code de l’interface utilisateur (front-end) est ouvert, mis à disposition sur GitHub7, mais ce n’est pas le cas de l’interface de programmation (API, backend) donnant accès à la base de données. Il ne s’agit pas dire ici qu’il n’est possible d’utiliser les données d’Are.na que dans la seule interface utilisateur canonique sur https://www.are.na, au contraire: la plateforme encourage le développement d'initiatives tierces et permet d’interagir avec l’API moyennant l’obtention d’un jeton d’identification (gratuit pour tout utilisateur enregistré d’Are.na). Notons aussi que certaines fonctionnalités de l’API ne requièrent pas d’authentification et peuvent ainsi être appelées publiquement8.

L’intérêt de mettre le code de l’interface utilisateur en accès libre est d’un intérêt tout particulier, puisque c’est à cette couche que l’attention est susceptible d’être manipulée. Soulignons que le code provient d’une base logicielle mise en accès libre par l’équipe de développeurs chez Artsy, une plateforme transactionnelle d’art en ligne et où certains fondateurs dont Broskoski ont travaillé auparavant. Si les fondateurs saluent l’initiative d’Artsy d’avoir ouvert les codes de briques logicielles (permettant ainsi de démarrer des nouveaux projets plus rapidement à partir de celles-ci), l’anecdote nous semble situer à nouveau la plateforme Are.na dans la continuité du développement logiciel industriel – bref, un espace numérique qui n’échappe pas à la culture d’entreprise.

L’ouverture du code source de l’interface web d’Are.na suscite une question qui nous apparaît cruciale: ce code source est-il appropriable? Nous avons tenté à plusieurs reprises de reproduire l’exécution du logiciel sur nos postes de travail, avec peu de succès. La documentation d’installation est assez pauvre, mais la pile logicielle reproduit sans surprises de nombreuses conventions de l’industrie, si bien que peu de choses nous sont parues étrangères. Les dépendances à des paquets tiers (bibliothèques, ou libraires) peut paraître imposante, mais peu étonnante au regard des pratiques actuelles. Ce qui nous a semblé particulièrement rebutant est la dépendance forte et explicite dans la configuration à de nombreux services tiers qui gèrent l’hébergement commercial (Amazon Web Services en particulier) ainsi que des microservices (en particulier le couplage fort à Contentful pour la gestion de contenus éditoriaux comme le blogue, une composante pourtant secondaire de la plateforme).

Un aperçu des dépendances du logiciel de l’interface utilisateur d’Are.na, nom de code «Ervell».

Un aperçu des dépendances du logiciel de l’interface utilisateur d’Are.na, nom de code «Ervell».

Le code source de l’API, lui, n’est pas ouvert, il ne peut pas être inspecté. L’API fonctionnant d’une manière plutôt standard, voire prévisible, nous spéculons qu’il y a de toute manière très peu de place pour que les auteurs cherchent à y dissimuler du code malveillant et écartons pour le moment l’hypothèse malicieuse. La non ouverture du code de l’API peut être pour de nombreuses raisons, notamment concernant la sécurité (l’inspection du code source permettant de lire le logiciel et d’en découvrir les failles plus facilement, mais aussi de les signaler plus rapidement aux auteurs). Comme Are.na est géré comme une entreprise, il est possible que l’API soit volontairement fermé dans pour des raisons concurrentielles. En ce sens, il n’est donc pas possible de reproduire toute la pile logicielle de manière indépendante de l’instance officielle d’Are.na où les données sont centralisées, ce qui demeure enjeu non négligeable concernant sa réelle possibilité d’appropriation par la communauté (qui pourrait éventuellement reproduire des instances fédérées, ce qui aurait pour avantage de décentraliser les sources de données et même d’alléger la facture de l’infrastructure informatique d’Are.na, laquelle semble néanmoins fortement couplée aux services web d’Amazon). Concédons toutefois qu’Are.na propose aux utilisateurs la fonction pour exporter l’ensemble des données et fichiers bruts que ceux-ci aggrègent dans leurs canaux.

Enfin, si certaines composantes de l’écosystème d’Are.na sont en accès libre et que les fondateurs de la plateforme encouragent l’ouverture des usages, le développement de logiciels tiers demeure pour l’instant limité à quelques expérimentations marginales qui s’écartent peu de l’interface canonique.

Conclusion

Nous nous abstenons de conclure, ce texte étant déjà fortement en retard.

Références

aredotna/ervell. JavaScript. 2014. Reprint, Are.na, 2020. https://github.com/aredotna/ervell.

Baron, Jessica. « Is Facebook Harmful To Your Health? » Forbes. Consulté le 14 décembre 2020. https://www.forbes.com/sites/jessicabaron/2019/01/08/is-facebook-harmful-to-your-health/.

The Art Direction Show. « Charles Broskoski ». Consulté le 14 décembre 2020. https://artdirection.show/interviews/charles-broskoski#!

The Creative Independent. « Charles Broskoski on Self-Discovery that Happens Upon Revisiting Things You’ve Accumulated Over Time ». Consulté le 14 décembre 2020. https://thecreativeindependent.com/people/charles-broskoski-on-self-discovery-upon-revisiting-things-youve-accumulated-over-time/.

Dibb, Bridget. « Social Media Use and Perceptions of Physical Health ». Heliyon 5, no 1 (1 janvier 2019). https://doi.org/10.1016/j.heliyon.2018.e00989.

Statista. « Facebook MAU Worldwide 2020 ». Consulté le 14 décembre 2020. https://www.statista.com/statistics/264810/number-of-monthly-active-facebook-users-worldwide/.

February 09, Default was published on, et 2015 See a typo? « Becoming Open Source by Default ». code.dblock.org | tech blog. Consulté le 14 décembre 2020. https://code.dblock.org/2015/02/09/becoming-open-source-by-default.html.

Hébert, Sara, et Aurélie Lanctôt, éd. « Qui a peur des algorithmes? » Liberté, no 329 (16 novembre 2020). https://www.leslibraires.ca/livres/liberte-no-329-qui-a-peur-aurelie-lanctot-9782924414651.html.

Lévy, Pierre. L’intelligence collective: Pour une anthropologie du cyberespace. Essais. La Découverte, 2013.

Marino, Mark C. « Critical Code Studies ». Consulté le 26 octobre 2020. http://electronicbookreview.com/essay/critical-code-studies/.

———. Critical Code Studies: Initial Methods. Software Studies. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 2020.

Masure, Anthony. « La pensée associative du «memex» | Thèse Anthony Masure ». http://www.softphd.com/these/vannevar-bush/memex.

Masure, Anthony, et Nicolas Thély. Design et humanités numériques. 1ère edition. Paris, France: B42, 2020.

DuckDuckGo Blog. « Measuring the Filter Bubble: How Google Is Influencing What You Click », 4 décembre 2018. https://spreadprivacy.com/google-filter-bubble-study/.

Schwab, Katharine. « This Is What A Designer-Led Social Network Looks Like ». Fast Company (blog), 18 janvier 2018. https://www.fastcompany.com/90157216/this-is-what-a-designer-led-social-networking-site-looks-like.

Vitali-Rosati, Marcello, et Michaël Eberle-Sinatra. « Pour une définition du « numérique » ». Dans Pratiques de l’édition numérique, 63‑75. Parcours numériques. Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 2014. http://parcoursnumeriques-pum.ca/pour-une-definition-du-numerique, http://parcoursnumeriques-pum.ca/pour-une-definition-du-numerique.

Zuboff, Shoshana. The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. 1st edition. New York: PublicAffairs, 2019.

Notes


  1. Devant la difficulté de ses fondateurs à expliquer la plateforme aux gens, ceux-ci ont ouvert un canal où les membres de la communauté peuvent eux-mêmes partager leur propre description de la plateforme: https://www.are.na/charles-broskoski/how-do-you-describe-are-na-at-a-party ↩︎

  2. La section foire aux questions («FAQ») comporte une rubrique au sujet de son usage: https://support.are.na/help/what-should-i-use-are-dot-na-for ↩︎

  3. Charles Broskoski, entreveu dans The Art Direction Show: https://artdirection.show/interviews/charles-broskoski ↩︎

  4. Le document en format PDF est accessible directement ici: https://arena-attachments.s3.amazonaws.com/4026641/338fd0dfe58a4cdb16e93529d534dde9.pdf?1554600108 ↩︎

  5. Charles Broskoski, The Creative Independent ↩︎

  6. Charles Broskoski, entreveu dans The Art Direction Show: https://artdirection.show/interviews/charles-broskoski ↩︎

  7. Le code source du logiciel qui permet aux utilisateurs d’interagir avec la plateforme, nom de code Ervell, est accessible sous forme de dépôt Git sur la plateforme GitHub: https://github.com/aredotna/ervell ↩︎

  8. La documentation concernant les chemins d’appel à l’API est disponible à cette adresse: https://dev.are.na ↩︎