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BROUILLON

Comment les textes vus en classe vous permettent-ils de critiquer et de penser l’éducation des filles?

Certaines œuvres contribuent à entretenir une image dépassée de la féminité, proposant un horizon plutôt limité aux femmes (comme la responsabilité maternelle et les tâches domestiques). D’autres textes proposent plutôt de remettre en question la place des femmes autant dans la fiction que dans la réalité: exemples de résistance, figures d’émancipation, fuite des relations toxiques, dénonciations de la violence et des injustices. De tels enjeux seront examinés à travers trois textes vus en classe: Bloody Mary de France Théorêt, Thelma, Louise et moi de Martine Delvaux et Des femmes savantes de Chloé Savoie-Bernard. Nous traiterons de la question sous l’angle des relations conjugales, des femmes modèles et de la communauté féminine.

Être une fille, est-ce la même chose qu’être un garçon? Forcément, des différences s’imposent; mais jusqu’à quel point? Le texte de France Théorêt souligne le caractère douloureux du quotidien des filles, à travers un texte d’une grande liberté formelle, largement thématisé par le sang et la violence. Le titre Bloody Mary fait d’ailleurs écho à Mary Tudor, une reine sanguinaire bien connue dans la littérature anglaise. L’opposition aux garçons est mise en évidence par l’autrice (Bloody Mary, p. 23): «Je ne suis pas le fils maudit, je suis fille maudite et je le vois depuis que je suis une fille.» De même, le poème placé en exergue traduit la haine d’une fillette à l’endroit de son propre corps, qu’on suppose livrée à une série d’impératifs et de critères liés à l’apparence: forme du front, couleur des dents, forme des cheveux… Un garçon qui se regarde dans la glace subit-il une telle confrontation? Une telle violence d’abord faite à soi-même est-elle acceptable?

Passant d’un «je» individuel à un «nous» (p. 25) fédérateur, France Théorêt prend le parti d’une communauté rassemblant les filles, différenciées des garçons. Le texte constitue une défense de leur place en société, ripostant contre les institutions figées et, souvent, inéquitables. En refusant de respecter certaines règles de syntaxe (par la formation de phrases dépourvues de verbe), en adoptant une diversité de genres (tantôt de la prose, tantôt de la poésie) et en variant arbitrairement les registres typographiques (par l’insertion de larges espaces blancs ou par le changement d’échelle de la police de caractère), l’autrice énonce une forme de contestation envers les normes établies. L’esthétique du texte constitue elle-même, sur le plan formel, une riposte au conformisme, et traduit une adéquation entre la forme du corps (du texte) et le fond: c’est l’idée d’un corps organique qui, soumis aux conditions de réalité, est foncièrement imparfait. Bloody Mary célèbre de telles imperfections à travers une série d’images fortes, comme celles du déchet ou du sang: tout ce qui a caractère d’abjecte est représenté sans réserve. La forme poétique tremperait plutôt du côté de l’informe, en accord avec le propos qu’elle contient: «Il était une fois dans la diarrhée du temps qui n’avance ni ne recule une masse infâme nommée Bloody Mary» (p. 24); «Tout tremble ici autour parce que j’ai oublié: te dire que je t’aime. Tu peux mettre dans ce mot autant de merde et de rire que tu voudras… la feuille fille visage sang» (p. 24); «Du sang l’en mange. / Du sang l’en chie.» (p. 25); «Kotex pourri dans la neige noire fin d’après-midi de mars» (p. 31); etc.

Le geste d’écriture semble d’ailleurs correspondre à celui de manier un couteau, lesquels constituent une arme dans les deux cas: si le couteau, comme celui d’une Mary Tudor effectuant le «sale travail» elle-même, peut infliger des blessures physiques et faire couler le sang, la poésie de Bloody Mary procède elle aussi à des effets incisifs par les moyens de la littérature. Adopter un ton doux et poli ne suffirait pas à faire entendre la violence subie par les femmes: il faudrait une méthode alternative, une nouvelle poétique langagière qui permettrait de faire résonner un tel propos. Bloody Mary propose une forme située à contre-courant des standards qui régissent le «bon goût», une poésie brutale qui s’écarte délibérément des formes convenues et polies: c’est une langue qui parle, mais surtout qui «déparle» (voir la section intitulée «Que je déparle»). Elle est irrévéreniceuse, confrontante, anticonformiste à dessein: la phonétique est bruyante, le rythme est inégal, les tournures de phrases sont rudes. La langue est traversée d’impuretés langagières comme des barbarismes, des marques de l’oralité, voire aussi des traces de l’anglais (qu’on intègre plus volontiers dans une langue orale). Le texte est ainsi doté d’une singularité esthétique qui contraste fortement avec le tempérament docile et réservé d’une «petite fille modèle»: il exprime plutôt des voix de femmes fortes à travers des images de violence et d’imperfection, dont l’effet sur le lecteur ne devrait pas le laisser indifférent.

Thelma, Louise et moi témoigne également d’un travail fort sur l’affect: la narratrice rend compte de sa fascination du film, dont elle revoit des passages en boucle et qui la font verser des larmes. Les deux femmes protagonistes du film sont livrées à une aventure injuste qui fédère une communauté de femmes victimes d’agressions sexuelles qui cherchent à échapper à leurs démons. La tragédie que constitue le récit dans son ensemble (ainsi que ses multiples scènes) est néanmoins porteuse d’enseignements pour les femmes, qui doivent apprendre à se méfier des hommes (qui peuvent les piéger à tout moment). La naïveté doit être perdue, le développement d’un sens critique devient d’une importance vitale: il ne faut pas se fier aux premières apparences, les façades pouvant masquer des intentions malveillantes Ainsi, le sourire aimable d’un homme peut se transformer en cauchemar pour celle qui se retrouvera, sans défense, aux prises avec un prédateur sexuel. Martine Delvaux montre un fort attachement pour le cinéma, médium de l’image par excellence: montrer une scène de violence et d’injustice peut être très vectrice d’une tension beaucoup plus que par la seule évocation qu’en ferait la narration purement textuelle. Ce mélange de son et d’image, qui capte l’attention et imprègne l’imaginaire de manière très concrète, résonne beaucoup chez l’autrice, qui témoigne de leur effet presque hypnotique sur elle. Les images de Thelma et Louise la hantent dans ses rêves. Elles traversent ses pensées pendant les deux années qui lui prennent pour écrire le livre. Leur inscription dans la tête de Martine Delvaux est très nette, si bien que cette dernière n’hésite pas à multiplier les ekphrasis pour détailler les scènes qu’elle imprègne de ses propres émotions pour en témoigner la force. Ces descriptions vivent fonctionnent comme des scènes jouées au ralenti, dans lesquelles la moindre goutte de sueur est remarquée et qui donnent à voir chaque émotion traverser le regard d’un personnage.

Le cinéma, par sa multimodalité, constitue un puissant vecteur émotionnel. Par là, il comporte une dimension d’apprentissage non négligeable, dont les acteurs incarnent les principaux modèles. Thelma et Louise constituent des figures d’identification particulièrement forte, auxquelles s’associe Martine Delvaux pour en quelque sorte «faire communauté». L’autrice thématise la sororité en évoquant les filiations entre elle et les personnages, allant jusqu’à mêler sa propre voix aux leurs.

Le texte, de même que le film dont il est question, relate un combat dans lequel les femmes sont opposées aux hommes. Cette division très grossière mérite d’être nuancée: Martine Delvaux ne préconise pas la haine des femmes envers les hommes, mais de mettre en lumière certaines réalités liées au simple fait d’être femme. Le viol, par exemple, se produit généralement à sens unique: ce sont les femmes qui sont victimes des hommes plutôt que la situation inverse. Contre un laisser-faire passif, Delvaux propose de reprendre le combat entre des femmes fortes, victimes elles aussi de violences infligées par les hommes, et une société qui normalise la domination masculine. Thelma et Louise fonctionnent ainsi comme de nouvelles «femmes modèles», voire des héroïnes:

Les hommes ont Jack Kerouac. Les femmes ont Thelma et Louise. Au lieu de l’exploration, la fuite. Au lieu de l’errance, la panique. Et au cœur de tout ça: un viol. La scène classique. (Thelma, Louise et moi, p. 155)

Si les hommes avaient déjà, grâce à la littérature, leur figure d’émancipation (Jack Kerouac dans l’extrait), les femmes, elles, ont désormais les leurs (Thelma et Louise). Delvaux s’attache fortement à ces deux femmes érigées en modèles, sinon en «sœurs», au sens large de la sororité entendue comme communauté solidaire:

J’ai pris Thelma et Louise avec moi. Je me suis assise sur le siège arrière pour faire la route avec elles, mes actrices adorées, mes meilleures amies, mes sœurs imaginaires. (p. 166)

En faisant d’elles ses complices, Delvaux semble dire aux femmes spectatrices: «Vous n’êtes pas seules.» La littérature, bien qu’elle relève de la fiction, permet néanmoins de fédérer les victimes autour d’un phénomène bien réel, loin d’être une réalité isolée. La circulation d’un récit à travers des icônes hollywoodiennes est génératrice d’espoir, même si le «combat» est encore loin d’être gagné. Une femme informée en vaut-elle deux?

Dans Des Femmes savantes, Chloé Savoie-Bernard reprend non sans ironie la formulation issue des Précieuses ridicules de Molière, dans lesquelles on se moque des femmes qui prétendent à une certaine érudition (le savoir étant «naturellement» réservé aux hommes). Plutôt que de s’opposer frontalement à l’institution des rapports de domination, l’autrice propose de prolonger les dynamiques pour en montrer leur absurdité. Le recueil aborde, dans un style plutôt épisodique aux chapitres indépendants les uns des autres, les relations sociales, la sexualité et le rapport des femmes au savoir. Le texte prolonge la logique des dynamiques sociales: le suicide des «filles en séries», la naturalisation des agressions sexuelles, l’assujettissement de la femme à son mari à travers une liste de raisons pour lesquelles il devrait l’aimer… Au fond, ce que dit Chloé Savoie-Bernard, c’est que le savoir ne protège les femmes contre rien, comme l’indique un poème placé en épigraphe. Peu importe leur érudition ou leur degré de lucidité, cela ne les empêchera pas d’être victimes de la violence systémique. Au lieu de dénoncer les injustices comme telles, l’autrice donne aux femmes l’agentivité d’exacerber leur propre condition. Le tout relève bien sûr de l’ironie, comme une agression sexuelle où la narratrice incite elle-même la violence envers elle-même:

Quand on fourrait, si je donnais un élan à sa main pour qu’il me l’envoie en pleine fae, il ne résistait pas, pas plus qu’il n’a résisté lorsque je lui ai demandé d’ajouter d’autres doigts, de prendre sa main au complet pour me baiser, il ne s’est pas arrêté lorsqu’il m’a pénétrée en faisant claquer mon utérus, ne s’est pas arrêté quand j’en ai pleuré et lui ai ordonné d’aller plus fort, plus profondément. Il l’a fait. Plus il me frappait, plus je donnais forme à l’homme qu’il avait toujours pressenti être, mais n’arrivait pas à atteindre, je lui ai donné la chance d’être le plus grand batteur de femmes qu’il avait toujours été. (Des femmes savantes, p. 36-37)

Dans la «liste de raisons pour lesquelles tu devrais m’aimer», la narratrice se dépeint comme la mère parfaite, à la manière d’une mère au foyer aimable, dévouée au bien-être des enfants, incarnant toutes les vertus, prenant le temps d’entretenir son apparence avec le plus grand soin et toute au service de la jouissance de son mari. Pour reprendre l’idée de Virginie Despentes, une telle conjecture de la femme idéalisée n’existe évidemment nulle part. Le chapitre, qui prend la forme d’une énumération plutôt exhaustive, souligne la lourdeur et surtout l’absurdité étourdissante d’une telle série d’impératifs dirigée contre les femmes. Une telle liste évoque par ailleurs le portrait de la pin-up (ou «femme épinglée», pour reprendre l’expression de France Théorêt) joviale, souriante et aguichante, soumise aux regards des hommes à la seule fin de plaire à ces derniers.

Bloody Mary, Thelma, Louise et moi et Des Femmes savantes mettent en lumière les injustices subies par les femmes de manières différentes. France Théorêt procède d’une poétique au style libre et radical, alors que Martine Delvaux propose de nouvelles héroïnes pour fédérer la sororité. Du côté de Chloé Savoie-Bernard, c’est sur fond d’ironie que l’autrice présente une série de fictions, lesquelles exposent le caractère absurde, voire contradictoire des attentes réservées aux femmes par la société. Trois textes qui amènent à critiquer les modèles féminins de différentes manières.