Les éclaboussures

par Émile Brassard

Je les haïssais, ces femmes, ces jeunes, ces artistes, ces intellectuels, ces rêveurs, ces étrangers. Imposteurs, voleurs, ingrats : tous, je les abhorrais. J’avais mes problèmes moi aussi, mais ce n’était pas une raison pour que je m’en plaigne jusque sur la place publique et que je vomisse toute mon histoire dans les journaux. C’est ce que le jeune travailleur orgueilleux que j’étais autrefois pensait.

J’étais convaincu que notre sort se payait à notre mérite. Au même titre que j’avais enfin réussi à stabiliser ma vie au prix d’innombrables années de douloureux sacrifices. Jamais de mon existence n’avais-je osé demander de l’aide, ou même juste y songer : tout ce que j’avais, je le devais à l’unique labeur de mes mains. À l’époque, me lamenter sur mon propre sort eût été l’insulte la plus grande que j’aurais pu infliger à mon savoir-faire et à mon obstinée ambition.

À la télévision, ces manifestations contre tous ces -ismes qu’ils voyaient dans leurs livres – sexisme, capitalisme, spécisme, post-colonialisme, extrêmisme, nommez-les! – viraient continuellement en émeutes. Et c’est les gens ordinaires qu’on pointait du doigt. Ceux qui ne s’indignaient pas comme eux. Qui ne pensaient pas comme eux. Qui n’achetaient pas leur laitue biologique auprès d’une entreprise locale éco-responsable au profit de la réinsertion sociale d’ex-itinérantes toxicomanes autochtones monoparentales. On s’en prenait aux honnêtes travailleurs qui, comme moi, ne font que gagner avec ardeur chaque miette de leur pain sans rien demander en retour, qui refusent de se plaindre puisque la misère est partout. Et ça, je ne le supportais tout simplement pas.

Mobilisez-vous! Appuyez notre mouvement! Faites-partie du changement! Et alors, j’avais fermé la télévision. Parmi le tumulte d’images chaotiques de ces marées noires d’activistes et d’étudiants agglutinés dans les rues de Québec qui bourdonnaient encore dans ma tête, une voix me poussa à me lever de mon siège. Épuisé, étouffant d’aigreur et de poussière, la fumée s’immisçait dans mon corps en une sinistre lassitude. C’est à ce moment que, lentement, je m’étais dirigé vers le long étui en toile vert camouflage qui attendait dans mon placard. Je ne pensais plus à rien alors, mais je me rappelle foncer comme un train vers le centre-ville. Ni l’épaisse neige de janvier sous mes bottes ni les incessantes bourrasques de cristaux de glace sur mon visage ne me ralentissaient. Moi seul, les rues éteintes et silencieuses. Mais toujours cette voix. Oui, j’allais moi aussi faire partie du changement.

Le reste, vous pourrez le lire dans les journaux de cette semaine-là. J’ai tout perdu aujourd’hui, mais c’est ici que tout a recommencé. Je me suis réveillé en pleine sinécure, si calme et méditatif : jamais je ne me suis senti aussi léger. Une vie trop dure force le cœur à s’attendrir un jour. Mes vieilles arrière-pensées m’ont quitté, et je ne travaille plus qu’à regarder à travers la petite fenêtre carrée de ma chambre ou par-delà des grands murs beiges qui encerclent notre cour commune. Je voudrais cesser de respirer ou même de parler si c’était pour manquer une mélodie du dehors. Autant ai-je souffert avant que rien ne me presse davantage à présent que d’apprendre à écouter la musique de la Terre et de flotter dans l’oubli.