Mauvais départ

par Émile Brassard

Je fais la statue. Les cinq autres personnes en file derrière moi chuchotent entre elles. Moi, je m’en fous. Le ciel dégagé illumine le long quartier de neige, comme dans un tableau. Je grimace, mon cours commence dans à peine vingt minutes. La voix du voisin dans mon dos éperonne mes tympans. Son récit suraigu excède ce qu’un homme patient doit endurer. Je dilapide mon agacement en fouillant avec ardeur le fond grumeleux de mes poches. Normalement, la vue de l’extrême nord de la ville et de la forêt au loin m’émeut. Mais mon aigreur de ce matin me rend daltonien, frigide.

J’attends, sans bouger, et je doute, panique. Le bus va venir, j’en suis sûr, n’est-ce pas? Mais si l’espérance n’était que de la naïveté? Et la docilité, une farce? Je me renfrogne, le dos tourné vers les autres. L’allée de voitures, de maisons et de sapins enrobés et scintillants captent tout mon regard, mais je fulmine. Je gèle, figé, alors que des minutes vides se consument devant mes yeux. Est-ce que je suis le seul pressé ici? Je pensais les autres plus avares de leur temps que ça : quelle perte, quelle tragédie! «La vie n’est-elle pas une urgence? Et l’ennui, un cancer? Mais réveillez-vous!» voudrais-je leur dire. Par chance, je m’empêche, comme à chaque fois, de mettre le feu aux rampes, et de paraître pour un fou, enragé et perdu. Et on se demande après pourquoi les muets paraissent aussi polis.

Avec les deux ans qu’il me reste au diplôme, je suis comme en plein désert. Je répète souvent que la session progresse bien, en portant un masque vivace et encouragé, mais aujourd’hui, j’ai l’impression que beaucoup de mirages ont fatalement effrité ma volonté. Toutes les semaines, la même abysse études-parents-loyer-argent m’aspire et me recrache à nouveau. J’envie tant mon voisin refuser l’été dernier cette vie abrutissante et disparaître dans la brume sud-américaine, la folie. Il devait avoir dix-sept ans, mais à l’entendre parler, ce n’est pas sur les bancs d’école qu’il a appris la géographie et ce goût de vivre. Au même moment où je me rappelle les précieuses fois où je l’ai croisé, l’autobus débouche au loin et se dirige vers notre attroupement. À notre hauteur, il s’arrête, et en ouvrant ses portes, il dissipe mes pensées fougueuses. Je rentre, sans résistance, et l’autobus reprend sa route. Mon cours est déjà commencé, et c’est déjà un mauvais départ.