Naufrage

par Émile Brassard

L’autobus me déleste, puis me dépasse dans un grondement très désagréable. Je vacille sur place. La gorge me brûle, la tête me cogne, les yeux me piquent, et le reste n’est que fumée. Je suis lasse, et les autres sont restés dans le bus. L’air opaque m’empêche de voir l’heure sur ma montre. Ou bien c’est mon regard qui est embrouillé. Peut-être qu’il fait juste trop noir, peu importe.

Je discerne une concentration de néons et un bourdonnement épais de l’autre côté de la rue. Je la traverse. Le trottoir est inondé, surpeuplé. Je m’enfonce mollement dans le parfum collectif de bière et de sueur. Je ne sais plus comment je suis rentrée. Je prends le verre sur la table d’en face et l’avale d’un coup. Le sol tremble, ma tête flotte. La lumière épileptique me transperce sans résistance. Les battements des gigantesques haut-parleurs finissent par m’emporter. Un petit chauve essaie de me crier quelque chose de fâché. Ce n’était sûrement pas mon verre. Je plonge plus profondément dans la foule.

Voilà que j’aperçois Rémi. On est à deux corps de distance, et il ne me voit pas. Le visage extatique, les mains tenant deux pichets vides au-dessus de sa tête et la chemise déchirée me surprennent. Je n’ai pas la force de l’interpeller, alors je retourne au bar. Je peine à avancer, et mon chandail est trempé. Je suis coincée. Le chauve est encore là. Changement d’itinéraire : je longe les stations de vidéoloterie. Les gars hypnotisés et enragés s’agrippent à leur écran. Une serveuse au visage triste et fatigué me croise de front. Je ralentis. Elle me bouscule. De la vitre éclate plus loin derrière moi. J’ai la tête saturée. J’ai besoin de sortir.

Je m’extirpe hors de l’antre. Mes poumons se desserrent alors que je m’assois en bordure de la rue, mes membres tremblant encore. Mes tympans et mon cœur se calment. Le ciel sans étoiles finit de m’avachir. Je suis vidée et je ne reconnais que dalle. J’ai peut-être changé de ville. Je ne décide rien. Je ne suis pas obligé de revenir à mon appartement après tout. Quel est mon chez-moi de toute façon?

Je remarque du coin de l’œil trois ou quatre bouffons bruyants qui s’entassent dans un taxi. Parmi les rires et les cris, un grand brun frisé s’immobilise. Voilà qu’il m’aperçoit. Il se tait pour me lancer un regard désolé. Parce qu’on sait tous les deux qu’entre nous deux, c’est fini. J’oublie momentanément toute mon amertume, et l’implore de venir me parler. Mais il ne lit pas la supplication désespérée sur mon visage crispé et paniqué. On se fixe un moment, puis, doucement, atrocement!, il dévie sa tête et fond dans la voiture. Je meurs une autre fois, incapable de bouger, alors que la voiture part et s’éloigne dans la nuit. Je voudrais tellement le serrer encore dans mes bras. Même pour une dernière fois. Mon envie est terrible de promener sa main, ne serait-ce qu’un petit peu, dans les sentiers du bois Beckett. Et juste d’entendre sa voix à nouveau, j’en suffoque, j’en pleure. Je voudrais juste oublier que l’amour puisse ravir un jour tout ce qu’elle m’a donné.