À petit feu

par Émile Brassard

Rod ouvre les yeux : c’est l’heure. D’un geste précis, sa main sort premier du lit pour éteindre l’infatigable clairon du réveil, et le reste de son corps suit. Il s’engage droit vers la machine à café, à cinq pas de là. Sans prendre le temps de s’asseoir, il vide la tasse fumante, recommence, puis s’habille pour partir. Onze ans qu’il porte le même uniforme fripé bleu et beige, tiède comme l’ennui. Il gagne la rue Prieur, puis rejoint la même entrée du même métro qu’à tous les jours. S’il arrivât qu’un passant arrête son regard sur Rod, il verrait probablement un pitoyable sac de farine qui se traîne sur le trottoir sale, ou le visage typiquement vif et expressif d’un bovidé qui mange toujours et encore de l’herbe. Mais dans tous les cas, c’est un homme aucunement exceptionnel.

Dans la vie, Rod lave, nettoie, brosse, frotte, gratte toutes les parois intestinales de l’école Louis-Joseph Papineau. Après le passage tsunamique quotidien des élèves et membres du personnel, c’est lui qui entre rincer le corps dévasté de la bête. Le silence et la vastitude de la carcasse encore chaude de Louis-Jo ne l’intimident plus maintenant. Il sait remettre à neuf les murs, les portes, les fenêtres, les pupitres barbouillés de philosophie et d’art pubères. Après plus de vingt-deux mille heures à redresser les casiers défoncés et les pattes de chaises tordues, à pelleter les corridors empâtés de papier, de crayons, de raisins et de craquelins écrasés, à mener de lents et obstinés raids contre les milliers d’interstices de poussière et de saleté humide des cent-dix-sept locaux de l’établissement, plus grand-chose ne l’étonne ou ne le dégoûte encore.

Au début, Rod pensait avec nostalgie à sa scolarité qui s’était prématurément abrégée en voyant Louis-Jo, soir après soir, dans un état pire qu’un lendemain de Black Friday. Mais rapidement ses envies et ses réflexions se sont dissoutes dans les dédales de son travail solitaire. À force de ne pas parler, Rod ne pense plus. Il en a simplement perdu l’habitude. Il est une machine sans nom. Du temps d’avant, il ne lui reste plus rien. Dans son appartement datant des années soixante-dix, pas une photo, un cahier, un t-shirt, un disque ou une couverte qui lui rappelle le fringant et impétueux Rodrigue des années quatre-vingt-dix.

Sa tournée finie, il reprend la laide ligne verte puis l’interminable ligne orange, puis avance droit devant en direction de son minuscule havre, où il s’effondre sur l’étroit divan-lit du salon. Il y demeure coincé entre la somnolence et une profonde lassitude, sans jamais changer de position. Il attend. Jusqu’à ce qu’il réponde à la sobre envie de manger une part de tarte congelée avant d’essayer de se reposer véritablement. Parce qu’entre le réveil et le sommeil, la différence est maigre pour Rod : qu’il marche, travaille, mange ou dorme, il n’agit mieux qu’en simple automate, désintéressé et impassible. C’est à peine s’il croise le soleil ou télépathise avec les étoiles. Rien n’est plus sûr s’il vit encore, ou si la vie l’a quittée elle aussi.

Rod vieillit en parallèle, dans l’ombre d’un triste deux et demi pratiquement vide. Il ne connaît rien d’autre que sa seule routine. Avec le temps, il a tout oublié de ses vieux amis de la taverne De Lorimier, de ses balades à bicyclette au cœur des hauts champs de blé d’inde avec son ex-copine, de ses magnifiques expéditions à la pêche dans Lanaudière avec son père et son frère, des rêves de voyage et de désertion civique dans son intrépide jeunesse. Le vieil homme à chemise à moitié déboutonnée et à queue de cheval grise n’est pas sorti de sa grotte depuis qu’il habite son dense quartier d’Ahuntsic. Dans sa tête, les mots ne résonnent plus, la lumière ne l’émerveille point, les films ne l’émeuvent guère. Comme devenu stérile, impassible, dépassé. Probablement qu’il ignore même que c’est la nuit qui l’a empoisonné.