Le fil

par Émile Brassard

À gauche, ma mère. À droite, mon père. On mange tous les trois sans appétit la lasagne dégoulinante au milieu de la table. C’est le même décor de mon enfance trente ans plus tard, les cris des enfants et le bruit de claquettes du chien qui court sur le plancher de bois en moins. Les images remplacent ici les mots. Irène vide le sauvignon rouge dans la coupe de Bernard. Elle se lève puis revient en tenant une deuxième bouteille de vin dans ses petites mains, m’en offre, non merci, trop tard, je ne sais même plus ce que je bois. Je porte mon attention sur les armoires débordantes et les lourdes décorations de la cuisine sombre autour de moi. Les mêmes vieux rideaux délavés, les mêmes assiettes craquelées, les mêmes horloges aux aiguilles arrêtées me fatiguent rien qu’à les regarder. Année après année, le cirque recommence et on se retrouve ensemble de nouveau, la gorge sèche, le regard incertain et le visage malaisé, dans un effort de profiter du moment.

À ma mère de déboucher l’évier en premier, sans véritable espoir que je lui serve quelque appétissante nouveauté : Quoi de neuf alors? ah oui? et les études? le travail? et ta copine làMaman c’est juste une colocOui c’est ça Collette? blablabla. Une fois à sec de petites questions sans importance, elle se tait puis se concentre durement sur son assiette à peine touchée, dépitée. Retour case départ. Tout tend vers l’équilibre. Je ne suis peut-être pas très coopératif, mais je parle déjà plus que mon père. Lui, il ne sort de sa caverne taciturne que pour tousser ou assécher sa coupe d’un trait viril. Il est comme mort, mais il doit bien parler de temps en temps. C’est comme ça que ma mère a appris son nom apparemment.

On a tous un robinet, plus ou moins bruyant, étanche, propre. Moi je fais attention. Je ne veux pas trop parler, mais je ne veux pas finir par rouiller ou éclater un jour non plus. C’est ça l’équilibre. Jamais une goutte de trop. Juste assez qu’il faut. En plein contrôle, calme et prudent. Comme ça quand ma mère me dit Hélène est partie cette semaine, on voulait pas te le dire au téléphone parce qu’on avait peur que tu réagisses mal, elle nous l’avait caché à nous aussi, c’est le voisin qui est venu nous l’apprendre à nous, faut pas que t’aies de la peine mon beau, on sait que c’est difficile, je ne pleure pas. Je ne leur crie pas non plus maudit que vous nous poussez tous à boutte, vous deux, c’était ma sœur ok? vous aviez pas d’affaire à la mettre dehors, ce serait jamais arrivé si vous étiez moins obsédés par votre osti de plan de retraite, je vous hais, je vous hais! Je continue de mâcher en relevant lentement la tête vers ma droite, pour voir comment lui, il réagit. Toujours rien, en apnée, le dégueulasse. Je cherche à croiser le fer avec mon regard, à provoquer chez lui une réaction, quelle qu’elle soit. Il le sait. On a terriblement mal tous les deux. Il le sait aussi. C’est un orage télépathique, un duel invisible entre deux orgueils qui refusent de se serrer la main. L’air entre nous est ténébreux, mais chacun prend soin de ne pas retourner les braises encore vives dans cette maison.

Je refuse d’attendre plus longtemps une réponse et, tout en continuant à le fixer hargneusement, je me mets debout, assiette à la main, et je ne la laisse pas fracasser le silence minable qui étouffe les sanglots de maman. Je ne laisse pas mes mains non plus cogner la table ou serrer le robinet de papa. Et je ne fonce pas non plus en trombe vers les photos encadrées, le téléviseur ou le pickup du paternel. Je ne dis rien. Je lave mon assiette, la sèche et la range sans bruit parmi les autres. L’amorphe n’a toujours pas bronché. Merci pour le souper, je vous appelle en revenant.